« Suffisamment québécois »

Le nouveau juge en chef de la Cour d’appel fédérale, Marc Noël, a récemment prononcé un discours qui explique très bien les problèmes soulevés par l’avis rendu par la Cour suprême dans l’Affaire Nadon, Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, 2014 CSC 21, [2014] 1 R.C.S. 433. Ces problèmes, sont aussi au coeur du renvoi concernant la constitutionnalité de la nomination à la Cour d’appel du Québec du juge Mainville.

Le juge en chef Noël commence par rappeler que,

[q]ue ce soit dans le domaine de l’immigration, la sécurité nationale, la recherche pharmaceutique, l’accès à des médicaments génériques, l’éthique gouvernementale, le co-voisinage avec les peuples autochtones, les menaces environnementales et j’en passe, les Cours fédérales ont un impact réel et presque quotidien sur le vécu des gens. (1)

Et, bien entendu, « [c]es enjeux sont maintenant bien québécois, et nourrissent des pratiques florissantes » (2).

D’ailleurs, de par leur loi constitutive, les Cours fédérales font une large place aux juristes québécois qui y représentent le droit civil: en vertu de l’article 5.4 de la Loi sur les cours fédérales, cinq juges de la Cour d’appel fédérale (sur un total de 13) et 10 juges de la Cour fédérale (sur un total de 37) doivent avoir été des juges ou des avocats québécois.* Tout comme à la Cour suprême, les juristes québécois sont surreprésentés par rapport à ceux des autres provinces. Les juges québécois, souligne le juge en chef, ont eu beaucoup de succès au sein des Cours fédérales. Et, leur connaissance intime de la common law et le fait qu’ils l’appliquent régulièrement ne fait pas d’eux de moins bons civilistes: « [b]ien au contraire, la connaissance en profondeur d’un autre système de droit donne du relief à sa propre tradition juridique ». (3) Les cours fédérales sont, après tout, des tribunaux de droit civil, comme l’Assemblée nationale le reconnaît depuis longtemps.

Or, de dire le juge en chef Noël, l’avis de la Cour suprême dans l’affaire Nadon met en péril cette réussite. En créant l’impression que les juges québécois des cours fédérales sont déconnectés du droit civil et des « valeurs sociales » du Québec et en leur fermant les portes de la Cour suprême, il décourage les candidats québécois potentiels à la magistrature fédérale et sape « le respect institutionnel qu’imposent » les membres de celle-ci. (5) C’est pourquoi

[l]e Québec ne peut se réjouir du fait que ceux qui occupent la place réservée au Québec au sein des Cours fédérales ont désormais un statut diminué par rapport à celui réservé aux juges des autres provinces. Seuls ceux qui veulent voir les Québécois et le Québec se désengager des institutions fédérales, pour ne pas dire en sortir, peuvent se réjouir de la déconsidération des juges du Québec. (9)

Selon le juge en chef Noël, la Cour suprême n’avait « envisagé les conséquences de la création de deux classes de juges, à l’intérieur d’une même cour» (10). Maintenant, il faut y remédier, ce qui est d’autant plus difficile que la Cour suprême a accordé un statut constitutionnel aux qualifications requises des personnes qui y sont nommées.

Le juge en chef Noël semble donc confirmer ma prédiction, dans ma critique de l’avis de la Cour suprême dans l’affaire Nadon, que celui-ci

découragera[it] des Québécois talentueux et ambitieux de postuler à siéger au sein des tribunaux fédéraux, ce qui va nuire à la qualité de ces tribunaux et, ironiquement, leur capacité à représenter la tradition et la communauté juridique du Québec.

Son discours fait aussi écho aux arguments du gouvernement fédéral et des intervenants qui ont défendu la constitutionnalité de la nomination de son collègue le juge Mainville à la Cour d’appel du Québec. Tout comme le juge en chef Noël, ceux-ci ont insisté sur le fait que les cours fédérales font partie du système juridique québécois dont ils appliquent le droit au même titre que les cours supérieures, et que leurs juges sont des membres à part entière de la communauté juridique québécoise.

Yves Boisvert, un chroniqueur d’habitude très intelligent, a mal pris le discours du juge en chef Noël. Ironisant au sujet des « juges québécois de la Cour fédérale [qui] sont profondément meurtris et se sentent victimes d’une injustice », il a dénoncé un discours « politique », une « charge […] sans précédent [e]t franchement contraire au devoir de réserve des juges ». M. Boisvert a tort. Devoir de réserve n’égale pas mutisme obligé. Les juges peuvent se prononcer sur des enjeux d’actualité reliés au système judiciaire, même si leurs déclarations peuvent trouver un écho dans le débat politique, comme ils le font régulièrement en parlant, par exemple, d’accès à la justice ou comme des juges l’ont déjà fait en parlant d’égalité et de discrimination.

Un juge ne manque pas à son devoir de réserve parce qu’il dénonce une vision du droit québécois et même de l’identité québécoise selon laquelle les juristes québécois qui sont nommés à l’une des cours fédérales cessent illico d’être, selon les termes de M. Boisvert, « suffisamment québécois ». (Qu’il me soit permis d’ouvrir une parenthèse ici: lors de l’audience du renvoi concernant la constitutionnalité de la nomination du juge Mainvile, Sébastien Grammond, qui y représentait l’Association canadienne des juges des cours provinciales, avait invoqué le danger que les tentatives d’exclure de la magistrature les candidats jugés insuffisamment québécois ne s’arrêteront pas aux juges des cours fédérales. J’ai pensé qu’il s’agissait d’un argument de pente glissante dramatisé et un peu gratuit. Mea maxima culpa. Si Yves Boisvert parle en ces termes, il ne s’agit pas de conjecture, mais d’un clear and present danger.) Pour revenir à mon propos, un juge ne fait pas de la politique s’il constate que cette vision poussera les juristes québécois à « se désengager des institutions fédérales » et se rend à l’évidence en suggérant que ce sont les séparatistes qui en seront les premiers heureux.

Du reste, le juge en chef Noël a été plutôt modéré dans ses propos. Il n’a pas suggéré que la Cour suprême « stfu », comme l’a fait, à l’endroit de la Cour suprême des États-Unis, le juge Kopf, de la Cour fédérale du district de Nebraska. Il ne se livre pas à une guerre d’usure contre des juges des la Cour suprême, comme le fait, toujours aux États-Unis, le juge Posner, de la Cour d’appel pour le 7e circuit, avec le juge Scalia. Il n’a même pas dit, comme l’a fait le prof. Grammond à l’audience du renvoi Mainville, que la vision qu’il dénonçait tenait de la « crispation identitaire ». Et pourtant, il n’aurait pas eu tort de le faire.

M. Boisvert se trompe aussi en prétendant que seuls « les ego froissés d’une quarantaine de juges » peuvent s’insurger contre une décision de la Cour suprême et une attitude (non seulement québécoise, d’ailleurs, comme en font foi les positions prises par les avocats torontois Rocco Galati et Paul Slansky dans le cadre du renvoi sur la nomination du juge Mainville) dont l’effet est, comme je l’écrivais en commentant l’audience dans ce renvoi, « de confiner les Québécois à leur propre province et de les empêcher de faire du Canada tout entier leur pays ». C’est dommage que M. Boisvert n’ait pas assisté, justement, à cette audience, car il y avait, je crois, une odeur de rébellion dans l’air. Le résultat de l’affaire Nadon a divisé les juristes québécois davantage que d’aucuns ne veulent l’admettre.

Ayant toujours critiqué ce résultat, je suis bien sûr ravi de voir le juge en chef Noël le dénoncer. Le fait qu’il prenne la parole publiquement et parle des conséquences de cet avis auxquelles la Cour suprême n’a probablement pas réfléchi me donne un peu plus espoir que ces conséquences pourront être limitées, à défaut de pouvoir être renversées. Mais il me donne surtout espoir que l’étroitesse d’esprit de ceux qui divisent les Québécois en ceux qui le sont « suffisamment » et ceux qui ne le sont pas sera, à terme, contrée.


*Le juge en chef, j’ai bien peur, se trompe quant au nombre de juges. Cela ne change rien au fond de son propos.

Author: Leonid Sirota

Law nerd. I teach public law at the University of Reading, in the United Kingdom. I studied law at McGill, clerked at the Federal Court of Canada, and did graduate work at the NYU School of Law. I then taught in New Zealand before taking up my current position at Reading.

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