Les légitimités et le droit

Un récent billet de Pierre Trudel illustre bien certains problèmes dans une pensée, malheureusement, commune face au conflit « étudiant » qui sévit actuellement dans quelques universités et collèges du Québec. Se présentant comme une position de compromis entre l’immobilisme gouvernemental et irrédentisme des associations étudiantes pro-grève, cette pensée réclame l’ « encadrement » d’un droit de grève étudiante, au sujet duquel il existerait une ambiguïté, par voie législative ou, à défaut, par règlement imposé dans le contrat d’études. Or, cette pensée, même si elle est souvent véhiculée par des juristes, dont le professeur Trudel, fait l’économie de certains principes juridiques fondamentaux. Le soi-disant compromis qu’elle propose n’en est pas un.

Le prof. Trudel écrit que

[d]eux légitimités sont en présence: d’une part la légitimité dont se réclament les associations étudiantes, accréditées en vertu de la loi pour défendre les intérêts collectifs de l’ensemble des étudiants et d’autre part, la légitimité dont se réclament les individus qui invoquent le contrat qui existe entre chaque étudiant et son institution d’enseignement. De part et d’autre on revendique la légitimité, l’affrontement est inévitable. On connaît la suite, on vit les perturbations, la confusion, la judiciarisation du conflit et la violence.

Ces conséquences néfastes seraient, selon lui, évitées si le droit de grève était reconnu aux associations étudiantes, par loi ou règlement, puisque « [c]ela rendrait pratiquement impossible les recours judiciaires afin de rendre inopérantes les décisions des associations étudiantes ». En contrepartie, il faudrait aussi encadrer la façon dont les votes de grève sont tenus.

Le prof. Trudel a certes raison d’affirmer que « deux légitimités sont en présence ». En fait, dans une société, il y a au minimum autant de légitimités qu’il y a de citoyens, dont chacun est un être libre et porteur de droits inaliénables. Cependant, il y a aussi des légitimités additionnelles créées par des associations de ces citoyens libres, qu’elles soient « accréditées en vertu de la loi » ou aient une existence, pour ainsi dire, propre (telles des églises). L’idée que chaque individu et chaque association volontaire d’individus est, a priori, libre est le principe philosophique fondamental duquel je pars.

Ce principe philosophique se reflète dans celui, juridique, que tout ce qui n’est pas interdit par la loi est permis. Autre principe philosophique et juridique fondamental : c’est l’État qui, par le droit, règle les conflits entre les légitimités présentes dans la société. Mis ensemble, ces deux principes ont comme corollaire le principe supplémentaire voulant que, pour contraindre un individu (présumé libre!) au nom du respect d’une légitimité concurrente à la sienne, une autorisation juridique est nécessaire. Cette autorisation juridique peut prendre plusieurs formes ― loi, règlement (autorisé par la loi), contrat (autorisé par la loi ou la common law), etc. ― mais elle est une condition sine qua non de la contrainte légitime.

Ces principes élémentaires permettent de rejeter l’idée qu’il existerait, en ce moment, une quelconque ambiguïté au sujet d’un prétendu « droit de grève » des étudiants qui leur permettrait d’empêcher leurs confrères d’assister à leurs cours. Puisque ni la loi ni aucune autre source juridique n’accorde pas un tel pouvoir coercitif aux associations étudiantes, elles ne l’ont pas. Il est donc faux de parler de confusion, comme s’il s’agissait d’une conséquence normale de l’état actuel du droit. Si confusion il y a, elle n’est due qu’à ceux qui prétendent faussement que le défaut du législateur à autoriser les associations étudiantes à contraindre laisserait la question de l’existence de ce pouvoir sans réponse. Et il est tout aussi erroné de déplorer la « judiciarisation du conflit ». Le droit, y compris bien sûr les institutions judiciaires, existe justement pour régler des « conflits de légitimité », et lorsqu’une partie à un tel conflit ignore le droit, l’autre est justifiée de recourir aux tribunaux pour le lui rappeler.

Cela ne règle évidemment pas la question de savoir si les associations étudiantes devraient se voir accordé un pouvoir coercitif. Avant d’en dire quelques mots, il faut, tout de même, souligner qu’autoriser les associations étudiantes à imposer leurs décisions collectives à ceux qui ne sont pas d’accord avec ces décisions représenterait bel et bien un changement important du droit, et non seulement l’éclaircissement d’un flou ou l’élimination d’un vide juridique.

Il faut aussi aborder la question, soulevée par le prof. Trudel, de savoir comment ce changement devrait se faire, si tant est qu’il est juste et opportun. L’adoption d’une loi serait certes un mécanisme approprié. Qu’en est-il, toutefois, de la modification, par règlement universitaire, du contrat d’études, solution de rechange proposée par le prof. Trudel? À cet égard, je soulignerais simplement que le contrat d’études en est un d’adhésion et qu’on devrait, à tout le moins, hésiter avant de soumettre une personne à un pouvoir coercitif par un tel contrat. Même si l’imposition d’une obligation de respecter un mandat de « grève étudiante » par contrat d’adhésion ne serait pas abusive au sens de l’article 1437 du Code civil, et donc nulle, sur le plan moral, il faudrait tout de même avoir une bonne raison pour la justifier ― tout comme une loi au même effet, du reste, car une loi, bien plus encore qu’un contrat d’adhésion, oblige ceux et celles qui ne sont pas d’accord avec elle.

Existe-t-il une telle raison? Le fardeau de persuasion repose, me semble-t-il, sur ceux qui proposent de changer le droit, non seulement parce que c’est généralement le cas en matière de changements juridiques, mais aussi, et surtout, parce que le changement en cause vise à limiter la liberté de personnes qui ne consentent pas à l’imposition d’une telle limite. Or, le prof. Trudel ne fournit aucune raison qui le justifierait, sinon que la reconnaissance d’un pouvoir de coercition aux associations étudiantes permettrait de régler le conflit actuel. Accorder un poids quelconque à cette justification reviendrait tout simplement à céder à la violence de ceux qui ignorent le droit actuel, et donner à tout groupe minoritaire et contestataire une raison de recourir à la perturbation, voire à la force, dans l’espoir que la volonté de préserver la « paix sociale » mènera les autorités à faire droit à leurs revendications. Ce ne serait pas un compromis, mais une capitulation.

Par ailleurs, invoquer la « démocratie » étudiante ou la volonté d’une majorité comme justification d’un pouvoir coercitif ― ce que le prof. Trudel ne fait pas, si je le comprends bien ―  ne serait qu’une pétition de principe. La question est justement de savoir si la majorité devrait avoir ce pouvoir là. Dans un État constitutionnel, même la majorité des citoyens n’a pas tous les pouvoirs. Une majorité doit toujours justifier les pouvoirs qu’elle réclame face à ceux qui ne sont pas d’accord pour les lui octroyer.

Je laisse aux défenseurs de la coercition des associations étudiantes le choix de la justifier. J’aimerais seulement leur rappeler que, comme le souligne fort justement Simon Langlois dans le Devoir,

[l]’université n’est pas au service d’une cause, d’une Église, d’un parti, de l’État, des entreprises, d‘une idéologie dominante ou encore d’une classe sociale. Telle qu’on la connaît aujourd’hui, l’université est d’abord un lieu d’enseignement et de recherche […].

Stanley Fish a souligné, à moult reprises (par exemple, dans ce billet), que les professeurs qui remplacent, de façon plus ou moins transparente, leur enseignement ou leur recherche par l’activisme à la faveur d’une cause ou d’une idéologie abusent de leur liberté académique et se détournent de la mission de l’université. « Save the world on your own time », leur dit-il. Or, on peut fort bien dire la même chose aux étudiants qui, en réclamant la reconnaissance de leur « grève sociale », cherchent eux aussi à abuser de leur position au sein des institutions académiques pour faire avancer des causes n’ayant que peu, voire pas, de liens avec la mission de celles-ci.

Author: Leonid Sirota

Law nerd. I teach public law at the University of Reading, in the United Kingdom. I studied law at McGill, clerked at the Federal Court of Canada, and did graduate work at the NYU School of Law. I then taught in New Zealand before taking up my current position at Reading.

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