
Une constitution?
Le débat sur la pertinence d’adopter une constitution du Québec ne date pas d’hier et n’intéresse pas que les séparatistes qui voient là un passage obligé sur le chemin du Grand soir. Des gens sérieux, aux convictions politiques diverses et aux opinions divergentes sur la question nationale y ont pris part depuis des années. Certains ont même eu la gentillesse de le faire dans les pages d’A Written Constitution for Québec?, une collection que Richard Albert et moi avons co-dirigée, parue il y a bientôt trois ans. Ce débat n’a pas été qu’académique, puisque Daniel Turp — qui a contribué à ce bouquin — a déjà déposé des projets de loi portant une constitution québécoise, mais il l’a fait à titre de député de l’opposition, et ceux-ci n’ont pas eu de suite.
Voilà qui devrait, en théorie, changer, puisque Simon Jolin-Barrette, Ministre de la Justice et ministre responsable des Relations canadiennes, vient de déposer le Projet de loi 1, intitulé Loi constitutionnelle de 2025 sur le Québec. Il s’agit, en fait, d’un omnibus de 40 pages qui transporte non seulement une soi-disant Constituion du Québec, mais aussi une Loi sur l’autonomie constitutionnelle du Québec, une Loi sur le Conseil constitutionnel, et des modifications à bon nombre d’autres lois, y compris, prétendument, la Loi constitutionnelle de 1867, ainsi que la Charte des droits et libertés de la personne. Avec l’appui d’un gouvernement majoritaire, une constitution québécoise pourrait donc voir le jour dans les prochains mois.
Or, le Projet de loi 1 est un texte hallucinant dont le manque de sérieux est total. Dans ce billet, je présente brièvement quelques unes des failles flagrantes dans, d’une part, la logique interne de ce projet de loi et, d’autre part, dans son agencement avec le cadre constitutionnel canadien dans lequel, pourtant, il prétend implicitement s’inscrire.
Incohérence
Ce qu’on remarque en premier lieu à la lecture de la Constitution du Québec, c’est qu’elle se refuse à en être une. Oh, certes, elle se proclamerait « la loi des lois » (art. 1er). Le sens de cette formule gnomique semblerait être révélé à l’art. 2, qui dispose que « [l]a Constitution du Québéec a préséance sur toute règle de droit incompatible ». So far, so constitutional. Or, ces dispositions ne veulent manifestement pas dire ce qu’on pourrait croire de prime abord.
Une constitution qui s’érige en loi suprême, en « loi des lois », prévoit normalement la façon dont elle peut être modifiée. Après tout, si elle « a préséance sur toute règle incompatible », il serait a priori impossible de la modifier à l’avenir, puisque une loi portant modification de la constitution serait par définition « incompatible » avec celle-ci. Le projet de constitution québécoise que le professeur Turp a inclu en annexe de son chapitre A Written Constitution? est un bon exemple : il précise qui pourrait proposer des modifications constituionnelles et comment elles seraient ensuite adoptées (en l’occurence, soit par référendum, soit à la majorité qualifiée des 75% à l’Assemblée nationale).
Or, la Constitution du Québec proposée par le Projet de loi 1 ne comporte aucune disposition de modification. Serait-elle donc inamendable? Ce serait du pur délire, et les tribunaux n’adopteraient pas une telle interprétation du texte législatif à moins d’y être contraints par un texte parfaitement clair. (Ceci à supposer qu’une législature provinciale ait le pouvoir d’adopter une disposition inamendable, ce qui est fort douteux. Dans leur chapitre d’A Written Constitution?, Maxime St-Hilaire et Patrick Baud mettent en doute la compétence d’une législature à adopter toute formule de modification autre qu’un vote à la simple majorité. Je ne partage pas vraiment leur raisonnement, mais même si une exigence « de mode et de forme », telle qu’une majorité qualifiée ou un référendum, est permise, elle ne saurait équivaloir à la non-modifiabilité.) Certes, la Loi constitutionnelle de 1867 ne contenait pas une procédure de modification, mais, du moins sur le plan juridique, celle-ci ne faisait aucun doute : il s’agissait tout simplement de faire adopter une loi par le Parlement britannique.
Il faut donc croire que, malgré son apparente prétention à un statut constituionnel au sens formel, soit celui de législation suprême qui ne saurait être modifiée par une loi ordinaire, la Constitution du Québec porrait bel et bien être modifiée, voire abrogée, de la même façon que n’importe quelle autre québécoise. Tout au plus, les tribunaux québécois suivraient-ils l’exemple anglais (voir Thoburn v Sunderland City Council [2002] EWHC 195) qui reconnaît à certaines lois un statut particulier en ce sens qu’elles sont protégées d’une modification implicite — l’intention de les modifier doit être clairement exprimée par le législateur.
Par ailleurs, l’art. 2 de la Constitution du Québec est également contredit par l’art. 35, en vertu duquel « [l]e Parlement est souverain dans ses domaines de compétence législative ». La « loi des lois » omet de nommer ces domaines ou même de mentionner où un lecteur curieux pourrait les découvrir. C’est pudique ou pathétique, c’est selon. Mais quoi qu’il en soit, la souveraineté parlementaire — et c’est un terme cher à M. Jolin-Barette, puisqu’on le retrouve non seulement dans la Constitution du Québec (v. aussi, notamment, les articles 18 et 53), mais aussi dans ses autres « réalisations » marquantes, notamment le préambule de Loi sur la laïcité de l’État — c’est, dans la célèbre définition de Dicey, le pouvoir d’un parlement d’adopter et d’abroger toute loi quelconque, y compris par dérogation à une loi adoptée précédemment et sans contrôle judiciaire. Le principe est incompatible avec l’existence d’une « lois des lois » ayant « préséance » sur les lois incompatible. Le beurre ou l’argent du beurre, M. Jolin-Barrette?
Et puis, il y a toute la question de l’agencement entre la Constitution du Québec et celle du Canada. J’explique ci-dessous quelques uns des nombreux points sur lesquels celle-là contredit celle-ci. Pour le moment, qu’il suffise de souligner une évidence: tant et aussi longtemps que « [l]’État du Québec participe librement à l’union fédérale canadienne », comme le proclame l’art. 3 de la Loi sur l’autonomie constitutionnelle du Québec, c’est bien « [l]a Constitution du Canada [qui] est la loi suprême du Canada [et qui] elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit », y compris de la Constitution du Québec. À cet égard, l’art. 2 de celle-ci ne vaut pas les pixels sur lequels il est écrit.
Incompatibilité
J’en viens donc aux contradictions entre le Projet de loi 1 et le cadre constitutionnel canadien. Elles sont nombreuses, et je n’ai pas la prétention de discuter chacune d’elles dans ce qui est déjà un billet excessivement long. Cependant, je relève trois catégories d’incompatibilité, qui méritent toutes d’être soulignées, soit les cas ou le projet de loi prétend modifier le droit constitutionnel de façon explicite, les contradictions inavouées avec des règles de droit, et les contradictions avec la constitution politique.
Commençons par les cas où le Projet de loi 1 a, au moins, le mérite d’être clair en tentant explicitement de modifier le droit constitutionnel canadien. Il y a ici deux sous-catégories. La première concerne la modification de dispositions constitutionnelles (et la modification conséquente de diverses dispositions législatives) relatives au lieutenant-gouverneur de la province, qu’on prétend renommer « Officier du Québec » (arts. 33 et 45 de Constitution du Québec et art. 5 du Projet de loi 1). Il me semble évident que le titre de lieutenant-gouverneur fait partie de « la charge … de lieutenant-gouverneur » au sens de l’art. 41 de la Loi constitutionnelle de 1982 et n’est donc modifiable qu’en vertu de cette disposition, qui exige un consentement unanime du Parlement et de toutes le provinces. Ce que le Projet de loi 1 cherche à accomplir est donc inconsitutionnel.
La deuxième sous-catégorie comprend les modifications à la Loi constitutionnelle de 1867 qui, à première vue, ne semblent concerner que le Québec, soit par l’abrogation de dispositions caduques qui le concernaient jadis, soit par l’ajout de nouvelles dispositions (arts. 6 à 11 du Projet de loi 1). La constitutionnalité d’une telle réécriture n’a pas fait l’objet d’une décision judiciaire et il y a un débat à son sujet dans la doctrine. Je ne me suis pas penché de près sur cette question, donc je ne m’avancerai pas trop là-dessus, mais j’ai tout de même tendance à croire qu’Emmett Macfarlane doit avoir raison lorsqu’il affirme que cette pratique est inconstitutionnelle.
Prenons maintenant les cas ou le Projet de loi 1 contredit le droit canadien sans pour autant faire preuve de candeur. Ces contradictions sont parfois flagrantes, par exemple aux arts 14 et 15 de la Constitution du Québec. Ceux-ci disposent que « [l]e peuple québécois a le droit inaliénable de choisir librement le régime politique et le statut juridique du Québec » et que « l’option gagnante [à un référendum] est celle qui obtient la majorité des votes déclarés valides, soit 50 % de ces votes plus un vote ». Il s’agit, manifestement, de renverser l’effet du Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217. Or, puisque celui-ci interprétait (ou extrapolait) le cadre posé par la loi suprême du Canada, c’est bien ce cadre tel qu’interprété par la Cour suprême qui prévaut sur toute loi provinciale. Cependant, au-delà du seul Renvoi sur la sécession, si on prend l’art. 14 au pied de la lettre, il semble affirmer que « le peuple québécois » pourrait « librement » faire du Québec une république présidentielle, disons, ce qu’interdit évidemment l’art. 41 de la Loi constitutionnelle de 1982.
Dans d’autres cas, l’intention de contredire la constitution canadienne n’est pas aussi certaine, mais on peut, tout de même soupçonner son existence. Je pense notamment aux dispositions de la Constitution du Québec sur le français, notamment l’art. 21, qui en fait « [l]a seule langue officielle du Québec ». S’agit-il de contredire l’art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui autorise l’utilisation de l’anglais dans les débats de l’Assemblée nationale et rend officielle la version anglaise des lois adoptées par celle-ci? Peut-être pas, puisque l’art. 1 de la Charte de la langue française est déjà à cet effet et que le Québec se conforme, bon gré mal gré, à l’arrêt Québec (Procureur général) c Blaikie, [1979] 2 RCS 1016, qui confirmait l’applicabilité au Québec de l’art. 133. Mais la Charte de la langue française n’avait tout de même pas la prétention d’avoir préséance sur toute règle de droit incompatible — ce qui, à première vue, semblerait inclure les dispositions de la Constitution du Canada.
Attardons-nous, enfin, aux dispositions du Projet de loi 1 qui ne contredisent pas le droit constitutionnel canadien, mais cherchent néanmoins à modifier la constitution canadienne en agissant sur son volet politique. De façon la plus évidente, il s’agit ici des arts. 23 et 24 de la Loi sur l’autonomie constitutionnelle du Québec, qui obligent le premier ministre du Québec à proposer à son homologue fédéral un candidat pour tout siège québécois qui se libère au Sénat et à la Cour suprême. Il s’agit, très clairement, de simples recommendations, et la Loi sur l’autonomie constitutionnelle du Québec, envisage la possibilité qu’elles ne soient pas retenues, en quel cas le premier ministre du Québec doit en informer l’Assemblée nationale. Ce n’est pas inconstitutionnel — rien n’interdit au Québec de s’essayer de la sorte —, mais j’ose espérer qu’aucun premier ministre du Canada qui se respecte ne suivra ces recommendations. Faire autrement reviendrait à modifier, en pratique, la constitution canadienne, et pas pour le mieux, ainsi que je l’ai expliqué ici.
Et puis, il y a le mystérieux art. 34 du Projet de loi 1. Celui-ci ajoute à la Loi sur l’Exécutif, une loi provinciale, un article qui dispose que « Le premier ministre désigne une personne qu’il veut voir occuper la charge d’officier du Québec ». Qu’est-ce que ça veut dire? Je l’avoue, je ne le comprends pas. En vertu de l’art. 58 de la Loi constitutionnelle de 1867, le lieutenant-gouverneur est nommé par le gouverneur général. Celui-ci agit, par convention, sur l’avis du Premier ministre fédéral. L’art. 34 semble avoir pour but de modifier ce processus, mais comment? Il ne dit pas que le Premier ministre « nomme » l’officier du Québec, ce qui contredirait bien sur l’art. 58. Mais il n’est pas, non plus, formulé en des termes similaires à ceux des arts. 23 et 24 de la Loi sur l’autonomie constitutionnelle du Québec. Est-ce par refus de reconnaître le rôle du premier ministre du Canada dans la nomination du lieutenant-gouverneur, alias l’officier? Le projet de loi 1 prétend-il que c’est le premier ministre du Québec qui donne l’avis au gouverneur général (qu’il évite soigneusement de nommer, vraisemblablement en raison de son dégoût de la monarchie (v. le préambule de la Constitution du Québec)? La chose est impossible, et j’ose espérer, là aussi, que le premier ministre du Canada avisera le gouverneur général en conséquence.
Et après?
Dans ce qui précède, je me suis limité à une analyse juridique ou constitutionnelle du Projet de loi 1. Je n’ai rien dit de son bien-fondé et de ses effets sur les droits et libertés des Québécois. C’est en partie parce que ce billet est bien assez long comme il est, et en partie parce que j’ai déjà eu l’occasion de dire bien du mal du gouvernement et de la société québécois, notamment en parlant de la « Charte de la honte », de la Loi 21 qui lui a succédé et, plus récemment, des nouvelles propositions pour s’attaquer encore davantage aux minorités, notamment aux Musulmans qui sont devenus les boucs émissaires des frustrations des nationalistes québécois. Ces exemples, tout comme la Charte de la langue française, montrent bien que le Québec est une société foncièrement illibérale, et donc mauvaise. Le Projet de loi 1 s’inscrit dans la même tendance, et rien ne sert de m’y attarder sous cet angle-là.
Par contre, son incohérence, tant interne que celle avec le droit canadien, est tout à fait exceptionnelle et méritait d’être soulignée. Elle me semble témoigner de façon éloquente d’un processus décisionnel et législatif bâclé, et d’une incmpétence à tout casser au sommet de ce qui prétend être « un État national libre, capable d’assumer son destin et d’assurer son développement » (Constitution du Québec, préambule). Au mieux, le Projet de loi 1 est un manifeste politique destiné à ne jamais être adopté. Au pire, il sera adopté et invalidé par les tribunaux en partie ou, idéalement, en tout, à la manière des lois créditistes de l’Alberta à la fin des années 1930, ce qui risquera d’envenimer encore davantage les relations entre le Québec et le reste du pays. Ce ne serait évidemment pas une bonne chose mais, mais ruat caelum.

Leave a comment