Ce qui compte

Que le projet de loi anti-religieux du Québec soit ou non raciste ou islamophobe est sans importance. Ce qui compte, c’est son illibéralisme

Dans le débat autour du Projet de loi 21, la législation mise de l’avant pour faire de la laïcité la doctrine religieuse officielle du Québec et pour imposer une tenue vestimentaire fondée sur ce dogme aux enseignants, juristes et policiers de la province, on consacre beaucoup d’attention à la question de savoir si ce projet est un reflet du racisme, de l’islamophobie ou d’une autre forme de discrimination. Ceux qui critiquent le projet de loi le disent souvent. Ceux qui le défendent, et même certaines personnes qui ne le font pas, s’en déclarent offusqués et insistent pour dire que la forme agressive de laïcité que le Québec cherche à imposer découle d’une vision politique fondée sur des principes. Or, il me semble que tout cela est sans importance. Que le Projet de loi 21 soit le produit de la discrimination ou de principes fondamentaux importe peu. Il est tout aussi abominable dans un cas comme dans l’autre.

Je dois dire que, personnellement, je me doute bien de ce que la xénophobie contribue, de façon plus que négligeable, au soutien politique dont bénéficie le Projet de loi 21. Sans une peur irrationnelle d’un « envahissement », des étrangers (réels ou supposées tels) qui « imposent leurs façons de faire » aux populations existantes (30, 50, voire 100 fois plus nombreuses), l’ambition des tenants de la laïcité dogmatique d’imposer leur croyance au Québec serait selon toute vraisemblance restée parfaitement théorique. Elle l’a été, après tout, des décennies durant, avant que cette peur ne fût gonflée suite à la décision de la Cour suprême dans Multani c Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, 2006 CSC 6, [2006] 1 RCS 256, alias l’affaire du kirpan. On nous demande certes de nous rappeler la relation unique et troublante qu’a entretenue le Québec avec la religion (catholique), mais l’appui à la laïcité virulente était sans commune mesure avec son niveau actuel à une époque où, pourtant, la mémoire de cette relation était bien plus vive qu’elle ne l’est à présent. Cependant, quoi qu’il en soit en général, on devrait probablement être réticent à l’idée de lancer des accusations de xénophobie à des individus ― à moins, bien sûr, d’avoir des raisons spécifiques de le faire dans leur cas particulier.

Concentrons-nous donc sur les principes qu’on prétend justifier le Projet de loi 21. Présumons, pour les fins de l’argument, que ceux qui l’appuient croient réellement que, pour citer Christian Rioux dans Le Devoir, “the diversity of modern societies makes state secularism an increasingly unavoidable requirement. The pluralist societies are, more citizens demand that the state’s religious neutrality be beyond reproach” (translation mine here and below). Let us ignore the delightful irony of a man named Christian preaching secularism. Let us even avert our eyes from the sleight-of-hand involved in the equation of “state neutrality”, which as the Supreme Court explained in Mouvement laïque québécois v Saguenay (City), 2015 SCC 16, [2015] 2 SCR 3, “is required of institutions and the state, not individuals”, [74] with the “neutrality” of men and women who work for the state. Let us concede, or imagine, that the supporters of Bill 21 believe in good faith that their vision of secularism is morally justified.

Pourquoi ont-il néanmoins tort? Tout simplement, parce que cette forme de laïcité requiert de grossières violations de la liberté individuelle. Elle veut dire que l’État peut imposer aux individus une façon particulière de pratiquer ou de ne pas pratiquer leur foi ― leur dire, donc, s’ils pourront ou non vivre selon leurs valeurs fondamentales. M. Rioux soutient que le Projet de loi 21 ne fait rien de tel, puisqu’il n’affecterait pas le droit de vivre sa foi, mais seulement le « droit de l’afficher pendant les heures de travail » ― comme si on pouvait avoir une foi à temps partiel. L’idée est risible. Si on demandait à M. Rioux de porter une kippah, mais seulement pendant les heures de travail, ça lui irait? (C’est pour cette raison que les tentatives, fréquentes, de dresser une analogie entre le Projet de loi 21 et les interdictions sur l’auto-identification politique ne fonctionnent pas : l’engagement politique, lui, est toujours à temps partiel, même pour un partisan endurci, et peut être mis de côté, puis renouvelé, alors que la foi religieuse ne le peut pas.)

Il va sans dire, l’État peut limiter, voire nier, la liberté d’une personne pour l’empêcher de s’en servir pour porter atteinte à la vie, à la liberté ou aux biens d’autrui ; et, peut-être, pour l’empêcher de nier l’appartenance égale d’une autre personne à la communauté. Or, les détenteurs de charges publiques ou les employés de l’État qui refusent de se convertir à une religion à temps partiel ou de faire acte d’apostasie ne font rien de tel. Ils ne volent personne, ils n’empêchent personne de faire quoi que ce soit, ils n’imposent leurs croyances à personne. Ils sont, bien sûr, manifestement identifiables comme appartenant à une confession religieuse ou une autre, mais la plupart de nous sommes manifestement identifiable comme apparentant à un genre ou à un groupe racial plutôt qu’un autre. Une enseignante musulmane qui porte le hijab ne fait pas plus de ses élèves des Musulmans qu’un enseignant blanc n’en fait des hommes blancs. (Il est bien sûr possible qu’une enseignante ou un fonctionnaire croyants fasse du prosélytisme ou accorde un traitement de faveur à un co-religionnaire. C’est cela qu’il faut réprimer, le cas échéant, tout comme il faut réprimer la propagande ou le favoritisme fondés sur d’autres aspects d’une identité personnelle.)

Sauf que, pour leur part, les obsédés de la laïcité qui soutiennent le Projet de loi 21 acceptent que l’État dénie la liberté individuelle pour bien d’autres raisons encore. M. Rioux écrit que, « [f]ace au multiculturalisme qui tente d’imposer partout sa pensée unique, le premier ministre a eu raison d’affirmer dimanche dernier que “c’est comme ça qu’on vit ici” », parce que « les Québécois ont beaucoup plus qu’une langue en partage ». Passons outre, encore une fois, l’ironie d’une dénonciation de la pensée unique conjuguée à l’insistance que l’État peut priver les citoyens de leur liberté au nom de la façon dont on « vivrait ici » et de ce qu’on aurait, supposément, « en partage ». Si M. Rioux n’était pas un hypocrite, l’idée qu’une façon de vivre officiellement reconnue ― réputée largement partagée malgré et, en fait, précisément en raison de l’évidence frappante du fait qu’elle ne l’est pas ― peut être imposée par la force par l’État à ceux qui n’y souscrivent pas ne serait ni moins fausse ni moins pernicieuse. Cette idée, c’est la prétention que ceux qui détiennent le pouvoir sont autorisés à dicter leurs croyances et leur façon de vivre à tous, pour la seule et unique raison qu’ils détiennent le pouvoir. Elle est incompatible avec toute liberté digne de ce nom.

Bien entendu, cette opinion illibérale est largement répandue. Elle n’est le propre d’aucun groupe racial ou religieux, d’aucune nation. M. Rioux en appelle, à l’encontre des accusations d’islamophobie, au fait qu’une large majorité de Musulmans français seraient favorables à des restrictions similaires à celles qu’imposerait le Projet de loi 21. Ils ne peuvent pas être islamophobes, eux, n’est-ce pas? C’est très juste, et sans pertinence aucune. Un Musulman français peut être tout aussi illibéral qu’un Canadien français catho-laïque. D’ailleurs, les chouchous judiciaires des intellectuels canadiens bien-pensants se sont montrés tout à fait capables de verser dans l’illibéralisme de cette sorte quand ils ont invoqué de mythiques « valeurs communes » pour permettre à un organe de l’État de nier une accréditation à une institution religieuse dissidente.

Le dire maintenant peut sembler étonnant, mais le débat autour du Projet de loi 21 démontre aussi bien que n’importe quel autre ne pourrait le faire que l’égalité, et les -phobies et les -ismes qui l’accompagnent, prennent beaucoup trop de place dans notre pensée et notre discours. Il ne s’agit pas de dire que ces choses sont sans importance. Cependant, ce qu’il y a de mauvais dans notre vie publique n’est pas toujours mauvais parce que cela contrevient à la valeur d’égalité. Par ailleurs, ce qui n’y contrevient pas n’est pas forcément permis pour autant, et ce qui contribue à la réaliser n’est pas, dès lors, requis. Il est temps qu’on se rappelle que la liberté est tout aussi importante ― mieux encore, qu’on réalise qu’elle est plus importante, mais je n’en demande pas autant tout de suite. Il est temps qu’on se rappelle que les individus en chair et en os, et non des abstractions rêvées ou des communautés imaginées, sont ce qui compte. Il est temps qu’on cesse de craindre l’usage que feraient les autres de leur liberté si on ne les menottait pas par prévention. Il est temps qu’on soit libre.

Author: Leonid Sirota

Law nerd. I teach public law at the University of Reading, in the United Kingdom. I studied law at McGill, clerked at the Federal Court of Canada, and did graduate work at the NYU School of Law. I then taught in New Zealand before taking up my current position at Reading.

2 thoughts on “Ce qui compte”

  1. Si ma religion est la laïcité, la votre est la liberté individuelle. Le Québec, dans sa spécificité , fait un arbitrage entre les droits individuels et les droits collectifs. Mais pour un « jusqu’au-boutiste de la liberté individuelle », c’est en dehors de son niveau de compréhension. Les mêmes critiques ont été faites au Québec pour ses lois linguistiques, par le même genre de personnes…Le Dr Laurin ètait même traité de nazi, toujours au nom des libertés individuelles. Ah! Qu’ilest Beau et gentil le Québec quand il dort et accepte la vision anglo saxonne des choses.

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