Un article paru sur le site de Radio-Canada parle d’une étude réalisée par un avocat, Mark Power, de Heenan Blaikie, pour le compte de la Fédération des associations des juristes d’expression française de common law, portant sur la constitutionnalité de nominations de juges unilingues à la Cour suprême. Selon Me Power (ou du moins selon l’article de Radio-Canada, puisque l’étude n’est pas disponible en ligne) de telles nominations contreviendraient à la garantie du bilinguisme officiel enchâssée à l’article 16 de la Charte canadienne des droits et libertés. Dans la mesure où la chance d’être compris par un juge de la Cour suprême dépend de la langue dans laquelle on s’adresse à lui, tous les juges parlant l’anglais, mais pas tous parlant le français, les deux langues officielles ne sont pas égales. Certes, la Cour dispose de traducteurs et d’interprètes, mais ceux-ci feraient des erreurs et ne seraient donc pas des substituts adéquats à des juges bilingues. Ce raisonnement et cette conclusion, à supposer qu’ils sont bien présentés par Radio-Canada, soulèvent plusieurs questions.
Il y a des questions pratiques, celle par exemple de savoir ce qui constitue un niveau de bilinguisme adéquat. Ainsi, l’article mentionne deux juges unilingues. (Il s’agit des juges Rothstein et Moldaver.) On juge donc le niveau de bilinguisme de la Juge en chef suffisant, mais l’ayant entendu prononcer un discours et répondre aux questions en français, je me demande si je ne préférerais pas, si je devais plaider en français devant elle, qu’elle ait recours aux services d’un interprète. Son français n’est pas mauvais―il remarquablement bon même, considérant qu’elle ne l’a appris qu’après sa nomination à la Cour suprême―mais il est loin d’être parfait, et je serais peut-être rassuré si les détails de ma plaidoirie lui étaient traduits par un spécialiste.
Il y a des questions d’interprétation constitutionnelle. Certaines de celles-ci concernent l’enchâssement du processus de nomination des juges de la Cour suprême dans la Loi constitutionnelle de 1982. L’alinéa 42(1)(d) de celle-ci semble élever “la Cour suprême du Canada” au rang constitutionnel, mais la Loi sur la Cour suprême ne fait pas partie de la liste de lois faisant partie de la Constitution du Canada selon l’Annexe de la même Loi constitutionnelle, si bien qu’on ne sait pas vraiment si la Cour suprême est enchâssée ou non. Cependant, si elle l’est, la règle selon laquelle une partie de la Constitution (en l’occurrence, l’article 16 de la Charte) ne peut modifier ou invalider une autre (les règles concernant les qualifications et la nomination des juges de la Cour suprême) empêcherait la conclusion que la nomination de juges unilingues est inconstitutionnelle. Une autre question d’interprétation concerne le libellé du paragraphe 16(1) de la Charte, qui dispose « [l]e français et l’anglais … ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada ». La références aux « institutions du Parlement et du gouvernement du Canada » se retrouve aussi dans le texte de l’article 32 de la Charte, en vertu duquel celle-ci « s’applique … au Parlement et au gouvernement du Canada ». Or, cette disposition a été interprétée comme ne s’appliquant pas directement aux tribunaux, le Parlement et le gouvernement faisant référence aux branches législative et exécutive du gouvernement, et la branche judiciaire étant manifestement omise. Si les termes identiques utilisés par le constituant au paragraphe 16(1) de la Charte reçoivent la même interprétation, alors il faudrait conclure que cette disposition est silencieuse quant au statut des langues officielles devant les tribunaux.
Et puis il y a la question de principe. Est-il raisonnable de nommer des juges bilingues de préférence à des juges unilingues mieux qualifiés―car c’est ce qu’exigerait l’introduction d’une exigence de bilinguisme? Selon Me Power, il y aurait un risque d’injustice résultant d’erreurs de traduction. Peut-être bien. Mais n’y a-t-il pas aussi un risque d’injustice résultant de la nomination de juges qui ne sont pas d’aussi bons juristes? Et ce risque-ci serait présent non seulement dans la petite proportion d’affaires plaidées en français où le vote d’un juge unilingue anglophone est déterminant, mais dans chaque dossier traité par la Cour suprême.
À qualité égale, un juge pleinement bilingue serait peut-être préférable à un collègue unilingue. Et encore. Comme je le mentionnais plus haut, la Juge en chef McLachlin n’était pas bilingue au moment de sa nomination, mais elle a appris le français. Idéalement, son exemple devrait inspirer ses collègues unilingues. Mais le plus important n’est pas que les neuf juges de la Cour suprême parlent tous le français et l’anglais. C’est qu’ils parlent tous le langage de la justice.