Vies Communes

Il y a quelques jours, je parlais des promesses que l’État peut ou ne peut pas exiger de gens à l’occasion de leur mariage. Cependant, dans les faits, les provinces de common law n’exigent pas que les gens qui se marient civilement promettent quoi que ce soit au sujet de leur vie future. Le Québec, lui non plus, n’exige pas de promesses ― il impose tout simplement les règles. Suivant l’alinéa 1 de l’article 374 du Code civil, « [l]e célébrant [d’un mariage] fait lecture aux futurs époux, en présence des témoins, des dispositions des articles 392 à 396 », qui réglementent « les droits et les devoirs des époux ». Or, il y a lieu, selon moi, de se demander si ces règles sont constitutionnelles.

C’est l’article 392 du Code civil qui est probablement le plus important ici, les suivants en étant, en partie, une sorte d’élaboration. Cet article dispose que

Les époux ont, en mariage, les mêmes droits et les mêmes obligations.

Ils se doivent mutuellement respect, fidélité, secours et assistance.

Ils sont tenus de faire vie commune.

Si le législateur avait sans doute le pouvoir d’adopter le premier alinéa, qui met en oeuvre, dans le contexte du régime juridique du mariage, le droit à l’égalité garanti par la constitution, les deuxième et troisième alinéas me semblent plus douteux.

Ainsi, il me semble qu’imposer un devoir de « respect » heurte le droit à la liberté de la pensée et d’opinion protégé par l’article 2(b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Le gouvernement pourrait certes tenter de justifier cette atteinte en vertu de l’article premier de la Charte, au nom de quelque chose comme la promotion de l’harmonie familiale, mais je ne suis pas sûr qu’un objectif aussi vague justifie le contrôle non seulement d’actes, mais aussi de la pensée des individus.

L’imposition d’un devoir de fidélité me semble aussi constitutionnellement douteuse, comme je l’ai dit dans mon précédent billet.  Le droit à la liberté protégé par l’article 7 de la Charte ne s’étend pas seulement à la liberté physique. Comme l’a conclu la Cour suprême dans Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, au par. 49, il « est en cause lorsque des contraintes ou des interdictions de l’État influent sur les choix importants et fondamentaux qu’une personne peut faire dans sa vie ». Comme l’explique la Cour suprême dans les paragraphes suivants, ces choix importants et fondamentaux incluent, par exemple, l’éducation et les soins que les parents donnent à leurs enfants, la décision d’une femme d’avorter (une position d’abord défendue par la seule juge Wilson dans R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30) ou même le choix de « flâner » dans un certain lieu. Il me semble plutôt évident que les choix qu’une personne fait dans sa vie sexuelle et amoureuse en font également partie, et que, par conséquent, l’imposition d’un devoir de fidélité porte atteinte à l’article 7 de la Charte. Comme de telles atteintes ne sont pratiquement jamais justifiables en vertu de l’article premier, elle est inconstitutionnelle.

Il en va de même, selon moi, de l’obligation « de faire vie commune » imposée par le 3e alinéa de l’article 392 du Code civil. L’expression « vie commune » pourrait peut-être avoir un sens abstrait aussi bien que concret, mais le texte anglais de cette disposition (« [the spouses] are bound to live together ») et peut-être aussi la référence au choix commun de la résidence familiale à l’article 395 me semblent indiquer que c’est bien le second que le législateur lui donne. (En pratique, cette disposition semble surtout être invoquée comme motif de nullité de mariage par lesquels un des époux visait, à l’insu de l’autre, d’acquérir le statut de résident permanent au Canada, un contexte qui ne nous renseigne pas nécessairement sur son sens précis.) Or, l’État peut-il forcer des personnes de « faire vie commune », c’est-à-dire de vivre ensemble? Encore une fois, il me semble qu’il s’agit d’un de ces choix importants, fondamentaux et personnels avec lesquels il ne peut interférer. Un arrêt de la Cour suprême, Godbout c. Longueuil (Ville)[1997] 3 R.C.S. 844, est pertinent ici. La Cour y a conclu à l’invalidité d’un règlement qui obligeait les fonctionnaires de Longueuil à résider dans la municipalité. La Cour a unanimement conclu que le règlement violait l’article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne (qui s’applique évidemment au Code civil), qui protège le droit à la vie privée. Trois juges ont également conclu que le règlement violait l’article 7 de la Charte canadienne (les autres ont préféré ne pas se prononcer sur la question). La question n’est pas tout à fait identique, mais je crois que si l’État ne peut dicter à un fonctionnaire vivre, il ne devrait pas pouvoir dicter à des citoyens qu’il doivent vivre avec leur époux. Certes, la grande majorité des couples mariés choisira de vivre ensemble. Cependant, les circonstances personnelles peuvent varier, surtout dans ce monde où les gens doivent souvent se déplacer pour le travail ou les études. Le législateur n’a aucun droit de regard sur les choix que font les gens dans ce contexte.

Ce qui me semble être l’inconstitutionnalité plutôt claire de certaines obligations imposées par le Code civil au époux illustre le que, si le droit est souvent, et à juste titre, le reflet des pratiques courantes de la société, il ne peut l’être toujours. On ne peut toujours ériger la normalité (entendue dans un sens sociologique, mathématique, de la pratique du plus grand nombre) en norme. Il ne faut pas régler la vie commune sur les vies communes.