J’ai déjà écrit, ici et ailleurs, que l’omission des droits de propriété de la Charte canadienne, qui était censée permettre aux gouvernements de poursuivre des politiques économiques et sociales égalitaires, a des effets pervers qui font en sorte qu’elle leur permet plutôt de transférer de l’argent des pauvres aux mieux nantis. Dans ce billet, je veux parler d’un autre exemple de cette tendance, qui vient du droit minier québécois ― un domaine dont j’étais parfaitement ignorant jusqu’à tout récemment, mais sur lequel j’ai beaucoup appris grâce à une conférence tenue à McGill ce mardi (où j’ai également présenté, avec Fabien Gélinas, un topo sur le partage des compétences en matière de ressources naturelles).
Cet exemple, c’est l’article 235 de la Loi sur les mines, qui dispose (entre autres) que « le titulaire de droit minier ou le propriétaire de substances minérales peut, pour l’exécution de ses travaux d’exploitation, acquérir [un bien immeuble] par expropriation ». En termes plus clairs, une compagnie minière qui a trouvé des minerais dans le sol sur lequel votre maison, votre commerce ou votre champ est situé peut vous forcer à lui céder le terrain en question, manu militari si nécessaire.
C’était encore pire avant ― des amendements adoptés l’an dernier ont retiré aux prospecteurs le pouvoir de contraindre un propriétaire de les admettre sur son terrain pour des travaux d’exploration, et non seulement d’extraction. (Ça me semble créer, d’ailleurs des incitatifs pervers ― il vaut mieux ne pas laisser les prospecteurs faire de l’exploration sur votre terrain, puisque s’ils y trouvent quelque chose, vous pouvez le perdre. On risque donc de ne pas apprendre l’existence de ressources minérales, et même les transactions volontaires qui permettraient leur exploitation n’auront pas lieu.)
Mais même sous le nouveau système, le pouvoir de l’État demeure à la disposition de compagnies généralement bien plus riches et, surtout, plus influentes, que les personnes dont il sert à prendre la propriété. Bien entendu, ces personnes reçoivent une compensation pour les biens expropriés. Sauf que cette compensation, ne couvrira pas la valeur qu’attachaient les personnes visées à leurs bien expropriés. S’il en était autrement, elles auraient consenti à vendre librement, et on n’aurait pas eu besoin de les exproprier. La compensation en cas d’expropriation s’établit en fonction du prix du marché, mais si une personne ne met pas son bien en vente, c’est normalement justement parce qu’elle y attache une valeur plus grande que ce qu’elle pourrait obtenir sur le libre marché.
Le législateur québécois fait pourtant semblant de reconnaître et de protéger le droit de propriété. L’article 6 de la Charte des droits et libertés de la personne dispose que « [t]oute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens » ― mais elle qualifie tout de suite ce prétendu droit en disant qu’il n’existe que « sauf dans la mesure prévue par la loi ». Si la loi ― comme la Loi sur les mines ― le nie, eh bien, il n’existe plus. L’article 952 du Code civil du Québec, pour sa part, dispose que «[l]e propriétaire ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est par voie d’expropriation faite suivant la loi pour une cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité », mais bien sûr, il n’a pas pour effet d’invalider une disposition d’une autre loi qui, par implication nécessaire, y est contraire. On peut voir l’article 235 de la Loi sur les mines de deux façons: soit qu’il déroge au Code civil en autorisant l’expropriation dans l’intérêt privé, soit qu’il représente un jugement du législateur à l’effet que l’intérêt public est identique à celui d’une compagnie minière. Quoi qu’il en soit, l’apparente protection du Code civil n’en est pas une.
Bien sûr, il y a certains problèmes collectifs qu’on ne peut résoudre que par l’expropriation. Une personne peut demander, pour céder son terrain, un prix exorbitant, supérieur non seulement à celui du marché mais aussi à la valeur qu’elle attache subjectivement à son bien, en sachant qu’un projet ne sera pas réalisable sans celui-ci. Si le projet est véritablement public ― s’il s’agit, disons, de construire une route ou de créer un parc national ― l’expropriation (avec compensation, bien sûr!) est un outil approprié pour le réaliser. Mais s’il s’agit d’un projet privé, tel que la construction d’une mine, dont les avantages iront à ses propriétaires plutôt qu’au public en général, pourquoi la puissance publique doit-elle l’appuyer?
Le législateur québécois a pourtant jugé que les projets des compagnies minières sont plus importants que ceux des résidents, des commerçants ou des agriculteurs. Tout comme dans le cas de la « suramende compensatoire » (“victim surcharge“) imposée aux personnes trouvées coupables d’une infraction supposément en vue d’aider les victimes de la criminalité, tout comme bien d’autres programmes gouvernementaux, il s’agit d’une forme de redistribution de ceux ont (généralement) moins de moyens vers ceux qui en ont (généralement) bien davantage. C’est une injustice ― une injustice rendue possible par l’absence de protection constitutionnelle du droit de propriété.