Laïcité: le diable dans les détails

On a beau défendre la laïcité, le diable reste dans les détails. Un entretien de Radio-Canada sur le sujet de la laïcité avec un philosophe français, Henri Peña-Ruiz, est une bonne occasion pour nous le rappeler.

M. Peña-Ruiz soutient que la laïcité n’est pas hostile à la religion. Elle insiste plutôt pour s’assurer que “la religion n’engage que les croyants.” D’où l’importance de la garder séparée de l’État qui, lui, engage tout le monde. La laïcité exige une “stricte égalité” de traitement entre croyants et non-croyants. Donc “pas de privilèges, pas de droits spéciaux,” pas d’ “accomodements avec les religions.” Les traditions historiques ou culturelles, qu’on invoque pour défendre la persistence du religieux dans l’espace public ne sont pas de bonnes justifications. Il faut rompre avec le passé et les inégalités, l’oppression qui l’ont caracrtérisé. La place de la religion est donc dans la sphère privée. Si vous priez dans l’intimité de votre maison ou lieu de culte, c’est votre affaire. La sphère publique, quant à elle, doit être indépendente de la religion, de toute religion, de toutes les religions. Le principe de laïcité pourrait faire consensus si on admettait la stricte égalité de traitement.

Ces idées sont, j’ai l’impression, plutôt populaires non seulement en France, mais aussi au Québec. Or, elles sont, au mieux, simplistes, sinon délibérément trompeuses. À écouter M. Peña-Ruiz, on pourrait être porté à croire que la séparation entre le public/laïc et le privé/religieux-pour-qui-le veut est claire et plutôt simple à réaliser. Il n’en est rien. Le slogan “pas de privilèges, pas de droits spéciaux” n’a de sens que si on s’entend sur le sens des concepts de privilège ou de droit spécial, qui sont, en réalité, sujets à controverse.

Pour exiger la séparation entre le public et le privé afin de cantonner le religieux dans l’espace privé, il faut commencer par se faire une idée de ce qui est public et ce qui est privé. Ce n’est pas si simple, comme le démontre la persistance de certaines controverses bien connues. L’habillement d’un employé de l’État, est-ce public ou privé? Et celui d’un élève d’une école publique? Et ce que cet élève porte sous ses vêtements? Privé, dites-vous? Et si c’est un kirpan? À qui revient de définir le public et le privé? Et selon quels critères? Est-ce l’intention qui compte (le crucifix à l’Assemblée nationale se veut un symbole historique et non religieux; un kirpan, un symbole religieux et non une arme)? Ou est-ce plutôt quelque critère objectif? Mais qui est objectif dans ces débats?

Et que signifie le refus d’octroyer des faveurs aux religions? Quand une règle apparemment neutre a un effet disproportionné sur les adeptes d’une religion particulière (comme les règles sur l’abattage d’animaux ont sur les Juifs et les Musulmans), est-ce favoriser leur religion que de les exempter de son application, ou est-ce plutôt rétablir une égalité que la règle rompt? Ça dépend de notre définition d’égalité, et bien sûr, c’est un sujet d’intenses débats, pas seulement dans le contexte du traitement réservé aux religions. Quand l’État finance les écoles religieuses (qui dispensent aussi les cours requis par le gouvernement) comme il finance, aux mêmes conditions, les écoles privées laïques, favorise-t-il la religion en rendant l’éducation religieuse plus accessible ou ne fait-il que traiter équitablement les groupes privés peu importe leur appartenance religieuse? La encore, on peut donner différentes réponses à la question.

Je pourrais continuer longtemps – mon mémoire de maîtrise porte justement sur la question d’exemptions, et il fait plus de 40 pages à interligne simple. Mais dans ce billet, je veux simplement insister sur le fait que la simplicité des thèses qu’on lance souvent en parlant de laïcité est trompeuse, qu’elle cache beaucoup de questions difficiles, et qu’elle peut servir d’outil rhétorique pour masquer la mauvaise foi trop souvent présente dans ces débats. On peut vouloir sortir Dieu de l’espace public, mais il faut se rendre compte qu’on ne saurait sortir le diable des détails.

Author: Leonid Sirota

Law nerd. I teach public law at the University of Reading, in the United Kingdom. I studied law at McGill, clerked at the Federal Court of Canada, and did graduate work at the NYU School of Law. I then taught in New Zealand before taking up my current position at Reading.

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