Il y aura, dit-on, bientôt des élections au Québec. Et qui dit élections, dit débat des chefs. Et qui dit débat des chefs, dit controverse sur la question de qui inviter et qui laisser de côté. Gilbert Lavoie pose la question en vue de la prochaine campagne électorale dans un billet sur son blogue pour La Presse. Il y a deux groupes parlementaires reconnus à l’Assemblée nationale, mais trois autres partis y ont également des députés. Alors, se demande M. Lavoie, « [a]urons-nous un débat à deux, à trois, à quatre ou à cinq? »
Et puis il y en a plusieurs autres qui vont présenter des candidats aux élections (il y a une vingtaine de partis enregistrés au Québec, mais tous ne sont pas actifs). Ils n’auront peut-être pas grande chance de les faire élire, mais ils voudraient bien, eux aussi, profiter de la tribune qu’est le débat. Tout comme les chefs des partis établis, qui voudront en tirer le maximum de visibilité en écartant le plus grand nombre d’adversaires possible du débat télévisé (et réduire, du même coup, le nombre d’attaques qu’ils doivent affronter et la visibilité de leurs adversaires).
Vu ces intérêts contradictoires et l’importance de l’enjeu, il est possible que certains partis exclus des débats se tournent vers les tribunaux pour obtenir d’y être invités, comme c’est déjà arrivé par le passé au Québec, lors d’élections fédérales, et dans d’autres provinces. Cependant, jusqu’à présent, les tribunaux ont toujours refusé de contraindre les réseaux de télévision, qui organisent les débats des chefs, d’y inviter un chef de parti. Cependant, aucune de ces décisions n’a été prise après un débat complet sur le fond de la question. Elles ont été rendues généralement dans le cadre de demandes d’injonctions d’urgence.
Le problème, c’est que les tribunaux sont réticents à octroyer de telles injonctions. Ils ne le font que dans les cas où la personne qui demande l’injonction démontre qu’elle y a un droit plutôt clair. Si le cas est douteux, l’injonction sera refusée. C’est ce qui se produit avec les débats des chefs. Les demandes d’injonction sont faites en catastrophe, une fois la campagne électorale déclenchée et la formule du débat annoncée. Or, le droit d’un chef qu’on n’y a pas invité d’y participer n’est pas clairement établi. Pour l’établir, il faudrait une preuve et un débat complets, ce que les tribunaux ont d’ailleurs souligné à quelques reprises (par exemple dans une décision ontarienne citée dans May v. CBC/Radio-Canada, 2011 FCA 130, au par. 25). Et une fois la demande d’injonction urgente rejetée, le demandeur perd généralement son intérêt pour la cause, et le débat sur le fond n’a jamais lieu. C’est ce qui semble être arrivé avec Mario Dumont, qui avait contesté son exclusion du débat des chefs en 1994, et c’est ce qui est arrivé avec Elizabeth May l’an dernier.
Si jamais le débat sur le fond finit par avoir lieu, il va impliquer plusieurs questions difficiles. Au niveau fédéral et dans les provinces autres que le Québec, le premier obstacle que doit surmonter un chef qui prétend avoir un droit constitutionnel est de devoir démontrer que la Charte canadienne des droits et libertés s’applique à la question. Ce pourrait être le cas si la décision d’inviter ou d’exclure un chef est attribuée au CRTC ou si les réseaux de télévision qui organisent le débat agissent en vertu d’une délégation d’un pouvoir réglementaire par le CRTC ou exercent autrement un rôle essentiellement public. Au Québec, cette question se résout facilement, puisque la Charte des droits et libertés de la personne s’applique aux personnes privées.
Même si l’une ou l’autre Charte s’applique, il faudra trouver un équilibre entre les droits de plusieurs parties impliquées : celui des réseaux de télévision à la liberté d’expression, qui inclut logiquement un droit de choisir le contenu de leur programmation, celui des partis invités de débattre contre qui ils veulent bien (et donc de ne pas débattre contre certains de leurs adversaires), celui des partis exclus de participer au processus électoral, celui peut-être des électeurs à être bien informés… Bref, il s’agirait bel et bien d’un débat complexe et dont l’issue serait pour le moins incertaine.
En fait, j’aurais tendance à dire que les tribunaux rejetteront probablement la demande d’un chef de parti exclu, ne serait-ce que parce que l’accepter exigerait aussi de formuler des critères prédéterminés selon lesquels les invitations devraient être faites. Les tribunaux, selon moi, ne seraient pas capables de le faire, et ne devraient même pas essayer. Ils pourraient peut-être exiger que les législatures le fassent, mais je me demande si même elles en seraient capables, sans parler du fait que la législation à ce sujet servirait (comme toute législation électorale) les intérêts des partis déjà établis et présents dans la législature.
2 thoughts on “Plus on est de monde…”