Ceci n’est pas une prière

Le dictionnaire Larousse définit le mot « prière » comme un « [a]cte rituel par lequel on s’adresse à une divinité ou à ses intercesseurs », ou encore comme un « [e]nsemble de formules, en général codifiées, par lesquelles on s’adresse à Dieu ». La Cour d’appel du Québec, elle, a une autre vision des choses. Une prière, nous apprend-elle dans un jugement sorti lundi, Saguenay (Ville de) c. Mouvement Laïque Québécois, 2013 QCCA 936, ça n’a rien à voir avec la religion.

Le litige qui a mené à ce jugement opposait un citoyen de Saguenay, Gilles Simoneau, au maire de la ville, Jean Tremblay, qui ouvre chaque séance du conseil municipal en lisant une prière. D’abord une pratique informelle, la prière est, depuis 2008, encadrée par un règlement municipal. Son texte se veut non-confessionnel, invoquant un « Dieu tout puissant » générique. Le maire Tremblay, cependant, accompagne toujours sa prière de signes de croix. Le règlement prévoit également que la séance du conseil municipal ne commence que deux minutes après la fin de la prière, question de permettre à ceux qui désirent quitter la salle pour ne pas y assister de regagner leur place.

M. Simoneau et le Mouvement laïque québécois (MLQ) se sont adressés au Tribunal des droits de la personne du Québec, alléguant notamment que la prière étant une violation du devoir de neutralité des autorités municipales et, partant, de la liberté de religion et du droit à l’égalité de M. Simoneau protégés par la Charte (québécoise) des droits et libertés de la personne. Fait à noter, ils n’ont pas contesté la constitutionnalité du règlement qui encadre la prière. Le Tribunal leur a donné raison, et la municipalité et le maire ont fait appel.

(La plainte de M. Simoneau et du MLQ concernait aussi la présence de signes religieux dans les salles où se réunit le conseil municipal. La Cour conclut que le Tribunal des droits de la personne n’avait pas compétence pour se prononcer là-dessus, et je n’en parlerai pas davantage, pour ne pas alourdir un billet de toute façon beaucoup trop long.)

Les motifs de la Cour d’appel sur la question de la prière sont unanimes. La Cour écarte tout d’abord la preuve d’expert sur laquelle s’est largement appuyé le Tribunal des droits de la personne, statuant que l’expert de M. Simoneau et du MLQ a manqué d’impartialité, étant à l’époque un vice-président du MLQ et ayant affiché des positions extrêmement tranchées sur les questions de la la laïcité. La Cour choisit plutôt de s’appuyer sur l’expertise présentée par les appelants.

Quant au fond de la cause, la Cour statue que la prière ne porte pas atteinte aux droits de M. Simoneau. La neutralité religieuse de l’État n’exige pas, selon elle, l’évacuation de toute manifestation religieuse de l’espace public, du moins lorsque la manifestation religieuse en question est aussi une forme d’héritage culturel, que l’État se doit de protéger. Car ce qui était autrefois manifestement religieux et confessionnel peut être devenu aujourd’hui une partie de notre paysage culturel, symbolique (telle la croix sur le drapeau du Québec) ou même du paysage au sens littéral (telle la croix du Mont-Royal).

Certes, l’État ne doit pas imposer une conviction religieuse aux citoyens. Cependant, « les changements sociaux [tels que la séparation progressive de l’Église et de l’État] s’étudient dans le respect des valeurs et de la tradition politique de la société dans laquelle ils surviennent » (par. 66). Si documents constitutionnels et quasi-constitutionnels sont des « arbres vivants », c’est qu’ils ont des racines historiques et culturelles dont on ne saurait les couper. « En ce sens, la neutralité absolue de l’État ne […] semble pas envisageable d’un point de vue constitutionnel » (par. 68), pas plus que la « laïcité intégrale ».

Selon la Cour, qui s’appuie largement sur l’interprétation proposée par les experts des appelants (et qui rejette celle à la fois des intimés et du maire Tremblay lui-même) la prière que prononce le maire est une manifestation essentiellement culturelle.

[L]es valeurs exprimées par la prière litigieuse sont universelles et qu’elles ne s’identifient à aucune religion en particulier. … [C]ette prière est conforme à une doctrine théiste moderne, ouverte à certains particularismes religieux non envahissants et raisonnables.

Elle est aussi similaire à la prière prononcée à l’ouverture des séances de la Chambre des communes et celle d’un conseil municipal ontarien approuvée par la Cour supérieure de l’Ontario dans Allen v. Renfrew (Corp. of the County), 69 OR (3d) 742; 117 CRR (2d) 280. La Cour conclut qu’

[u]ne personne raisonnable, bien renseignée et consciente des valeurs implicites qui sous-tendent ce concept ne pourrait en l’espèce accepter l’idée que l’activité étatique de la Ville, du fait de cette prière, était sous une influence religieuse particulière.

Dans une sorte d’obiter, la Cour n’en déplore pas moins « l’attitude du maire de la Ville appelante à l’égard de la prière et de ses déclarations publiques intempestives concernant sa foi » (par. 147), notamment le fait qu’il accompagne sa prière d’un signe de croix qui, contrairement au texte de la prière, est manifestement confessionnel, et « qui remet en cause, du moins en apparence, la neutralité religieuse de la Ville et de celle de ses représentants » (par. 150).

***

Ce n’est pas le seul à qui on peut faire des reproches. Les demandeurs (ou leurs avocats) ont mal organisé leur contestation, notamment en omettant de contester la constitutionnalité du règlement encadrant la prière et en retenant les services d’un expert potentiellement biaisé (et aux qualifications académiques modestes). Mais, surtout, c’est la Cour elle-même qui paraît mal dans cette affaire. Son jugement est très faible, tant sur le plan de la technique juridique qu’au niveau des principes.

Au niveau de la technique, le traitement de la preuve par la Cour ― son rejet de l’expertise présentée par les intimés, sur laquelle s’était appuyé le tribunal des droits de la personne, et son acceptation des prétentions des experts des appelants ― me paraît très douteux. Un tribunal qui siège en révision judiciaire ne peut normalement ré-évaluer la preuve de cette façon. Certes c’est la norme de contrôle de la décision correcte qui s’appliquait aux questions juridiques en cause, mais l’appréciation de la preuve relève néanmoins du tribunal administratif, en l’occurrence le Tribunal des droits de la personne. Sa décision ne peut être écartée que si elle est déraisonnable, et la Cour, selon moi, ne démontre pas qu’elle l’est, du moins en ce qui concerne l’expertise des appelants. Cette expertise souffre d’ailleurs d’un sérieux problème que la Cour passe sous silence, en ce que les passages cités dans le jugement me semblent proposer des conclusions juridiques (quant à la conformité de la prière à la Charte) qu’un expert doit se garder de formuler, puisqu’il s’agit du domaine réservé au juge.

Ce qui est plus grave, toutefois, c’est que le jugement ne discute ni de l’arrêt de principe de la Cour suprême sur la liberté de religion en général et la neutralité de l’État en particulier, R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295 ni d’un important arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario sur la question de la prière dans les écoles, Zylberberg v. Sudbury Board of Education, 65 OR (2d) 641; 52 DLR (4th) 577. (Il est, selon moi, remarquable, et déplorable, que les intimés n’aient pas fait allusion à cet arrêt dans leur mémoire. Du mauvais travail des avocats ― ce qui n’excuse pas pour autant le silence de la Cour.) La Cour s’appuie aussi sur des jugements concordants et des obiters dans d’autres arrêts, sans pour autant discuter des éléments essentiels de cette jurisprudence (c’est le cas, notamment, de l’arrêt Freitag v. Penetanguishene (Town), 47 OR (3d) 301; 179 DLR (4th) 150.

Or, une réflexion sur la portée de cette jurisprudence aurait permis à la Cour de mieux apprécier les principes en cause. De se rappeler que, comme le dit la Cour suprême dans Big M, et comme le rappelle la Cour d’appel de l’Ontario dans Freitag, une atteinte à la liberté religieuse (ou à tout autre droit) peut résulter non seulement de l’effet, mais aussi de l’objectif d’une mesure gouvernementale, si bien que les intentions manifestement religieuses du maire Tremblay sont pertinentes et même décisives dans ce litige. De se rappeler aussi, comme dit toujours la Cour suprême dans Big M, que l’objectif d’une mesure gouvernementale ne peut pas changer ― une mesure adoptée pour des motifs religieux demeure religieuse. De comprendre que, comme le souligne la Cour d’appel de l’Ontario dans Zylberberg, une prière récitée par les représentants de l’État impose bel et bien la croyance à des non-croyants, et qu’avoir à quitter une salle où un représentant de l’État prie dans l’exercice de ses fonctions, c’est être contraint à manifester son incroyance. De réaliser que, comme l’a rappelé la Cour d’appel de l’Ontario dans Zylberberg et Freitag, l’histoire, la tradition, n’est pas une justification adéquate en droit constitutionnel canadien, et que même les pratiques historiquement ancrées doivent être évaluées à la lumière d’une compréhension moderne des principes en cause. (À cet égard, le fait que la Cour s’appuie sur une décision de la Cour suprême des États-Unis justifiant la constitutionnalité d’une prière dans une assemblée législative par la compréhension de la liberté religieuse qui prévalait en 1787 est choquant. Cette approche a systématiquement été rejetée en droit canadien.)

Il ne s’agit pas pour autant d’évacuer la religion de l’espace public au nom d’une supposée « laïcité intégrale ». Il n’est certes pas question de retirer la croix du drapeau du Québec (ou de celui de six autres provinces canadiennes). Cependant, entre un drapeau qui est véritablement l’artefact du passé et une prière renouvelée chaque jour il y a toute une différence. J’ai soutenu, l’an dernier, que la neutralité de l’État n’exigeait pas qu’on force les fonctionnaires à cacher leur appartenance religieuse. Or, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Le maire Tremblay est effectivement libre de se proclamer chrétien sur la place publique. Il ne s’ensuit pas qu’il l’est d’invoquer Dieu dans l’exercice de ses fonctions (voir, à ce sujet, Freitag, au par. 12), pas plus que, disons, une juge, si elle est libre de porter le hijab, ne l’est de dire à un justiciable qu’elle rend justice au nom d’Allah.

Au delà, cependant, des principes juridiques et philosophiques, la décision de la Cour défie la langue française et la logique. Prétendre qu’une prière invoquant « Dieu tout puissant » n’est pas un acte religieux qui va directement à l’encontre de la neutralité de l’État, alors que même les experts des appelants la décrivent comme « théiste », c’est surréaliste, idiot ou hypocrite.

Il ne reste qu’à espérer une intervention de la Cour suprême dans ce dossier. (Je ne sais pas, cependant, si M. Simoneau et le MLQ ont l’intention de s’adresser à elle.) Ce gâchis mérite un gros benchslap.

Author: Leonid Sirota

Law nerd. I teach public law at the University of Reading, in the United Kingdom. I studied law at McGill, clerked at the Federal Court of Canada, and did graduate work at the NYU School of Law. I then taught in New Zealand before taking up my current position at Reading.

5 thoughts on “Ceci n’est pas une prière”

Leave a Reply

Fill in your details below or click an icon to log in:

WordPress.com Logo

You are commenting using your WordPress.com account. Log Out /  Change )

Facebook photo

You are commenting using your Facebook account. Log Out /  Change )

Connecting to %s

%d bloggers like this: