J’ai écrit, il y a quelques mois, que le discours constitutionnel du Parti Québécois s’apparentait à celui du Tea Party américain (ainsi qu’à celui du UK Independence Party) en ce qu’il se fonde en bonne partie sur la notion d’une « constitution perdue ». La « constitution perdue » est celle d’une époque passée, abolie au terme d’un processus de changement constitutionnel illégitime qui a résulté en une usurpation du pouvoir populaire par une institution éloignée et non-démocratique:
La constitution perdue du PQ, c’est la constitution canadienne des années 60 et 70, d’avant le rapatriement de 1981-82, d’avant la « la Charte à Trudeau » qui aurait imposé au Québec la doctrine honnie du multiculturalisme et le pouvoir des juges de la Cour suprême. Tout comme la constitution perdue du Tea Party, celle du PQ aurait été subvertie par un processus politique et judiciaire illégitime, le rapatriement et l’adoption de la Charte canadienne s’étant fait sans le consentement du Québec. Tout comme le Tea Party, le PQ déplore un transfert du pouvoir à un organe anti-démocratique (en l’occurrence, la Cour suprême du Canada) qui priverait la province de son autonomie traditionnelle et constitutionnelle. Cette autonomie est associée non pas strictement à la grandeur nationale, mais plutôt à une pureté culturelle qui joue le même rôle dans le discours nationaliste québécois que cette dernière dans le discours de l’exceptionnalisme américain.
Un texte publié ce matin par Pierre-Karl Péladeau à l’occasion du 32e anniversaire de la promulgation par la Reine de la Loi constitutionnelle de 1982 illustre à merveille cette rhétorique ― et le caractère frauduleux de cette dernière.
M. Péladeau soutient que l’avis de la Cour suprême dans le Renvoi sur le rapatriement aurait « désarmé le Québec en lui faisait perdre son droit de veto ». S’appuyant sur des allégations soulevées par Frédéric Bastien, il affirme qu’
[a]fin de favoriser l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés qui allait leur donner plus de pouvoir, au moins deux des neuf juges de ce nous pourrions dorénavant convenir d’appeler la Cour politique suprême ont partagé de l’information confidentielle avec Ottawa et Londres.
La Cour, selon lui,
était en flagrant conflit d’intérêts puisque la Charte allait lui octroyer d’énormes pouvoirs que d’aucuns ont qualifiés de gouvernement des juges.
Le résultat de cette décision « gravissime » n’aurait été rien de moins que la perte de la constitution. D’une part, « [l]es principes mêmes de la démocratie parlementaire en étaient ébranlés ». D’autre part, « Ottawa pouvait dorénavant ignorer les fondements historiques mêmes de la fédération ».
La Charte canadienne des droits et libertés, soutient M. Péladeau, aurait résulté en la perte de « notre compétence exclusive en matière d’éducation », en l’imposition du « multiculturalisme canadien », lequel « consiste[rait] à banaliser et saper la culture québécoise sur le territoire même du Québec », notamment par l’imposition d’accommodements raisonnables, « diminuant la propension des Néo-Québécois à s’intégrer à la majorité francophone et à nos valeurs de générosité et de solidarité. » Bref, avec
le rapatriement constitutionnel, le Québec a […] perdu son statut de foyer national d’un des peuples fondateurs du Canada. Il a été rabaissé au rang d’une province comme les autres où divers groupes cohabitent en vertu de diverses valeurs, règles et cultures.
Voici donc ce récit de la constitution perdue que nous offre le probable futur chef de l’Oppositon officielle, et propriétaire du plus important groupe médiatique du Québec. Ce récit ment, tant par ce qu’il dit que par ce qu’il ne dit pas.
Pour commencer, si la Cour suprême avait voulu, comme le prétend faussement M. Péladeau, accélérer le rapatriement, l’adoption de la Charte canadienne, elle n’aurait pas statué que les conventions de la constitution canadienne rendaient le rapatriement unilatéral par le fédéral illégitime. Le procès d’intention que fait M. Péladeau à la Cour ne peut résister à l’évidence de ce jugement, qui a grandement contrarié le premier ministre Trudeau et donné raison aux provinces. À l’époque du Renvoi sur le rapatriement, faut-il le rappeler, le Québec n’était pas seul dans son opposition au gouvernement de Pierre Trudeau ― il avait l’appui de toutes les provinces, en fait, sauf l’Ontario et le Nouveau-Brunswick. Par ailleurs, les juges de la Cour suprême n’ont pas établi, au terme d’une étude fort détaillée des précédents en matière d’amendement constitutionnel, l’existence d’un veto du Québec (ou d’une exigence plus générale d’unanimité). Il n’y a donc pas de raison de prétendre que le Québec a perdu son veto constitutionnel ― il n’en avait jamais disposé.
Les reproches que fait M. Péladeau à la Charte canadienne sont également dénués de fondements dans la réalité. La Charte canadienne a peu affecté la Loi 101, n’ayant que donné le droit à des enfants de parents éduqués en anglais au Canada (et non seulement au Québec) d’envoyer leurs enfants à l’école anglaise, et imposé un examen individualisé dans les cas d’enfants soupçonnés d’avoir recours aux « écoles-passerelles ». Les règles sur l’affichage que contenait la Loi 101 ont bien été partiellement invalidées ― mais c’était en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne québécoise, dont M. Péladeau ne mentionne même pas l’existence. La même Charte québécoise impose les accommodements raisonnables ― dont, par ailleurs, les plus fréquents demandeurs et bénéficiaires, en matière religieuse, ne sont pas les « Néo-Québécois » (un terme péjoratif qui cache la présence de certaines communautés culturelles distinctes au Québec depuis des siècles), mais les Québécois « de souche » appartenant à des groupes religieux minoritaires. Du reste, la Charte canadienne ne s’oppose guère à la laïcité, comme le prétend M. Péladeau. Au contraire, une des toutes premières décisions de la Cour suprême à l’appliquer, R. c. Big M Drug Mart, consistait, en fait, en l’invalidation de la Loi sur le jour du Seigneur, qui enfreignait manifestement ce principe.
Il faut aussi rappeler que la Charte canadienne permet aux législatures de restreindre les droits qu’elle protège, pourvu que ce soit « par une règle de droit, [et] dans les limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société démocratique. La seule chose que le Québec (et les autres provinces) ait perdue au terme du rapatriement de 1981-82 est donc la faculté de violer les droits de ses citoyens d’une façon injustifiable dans une société libre et démocratique. Est-ce vraiment à regretter? Et l’identité et la culture québécoise sont-elles faibles au point ne pouvoir être protégées que par des violations de droits injustifiables?
La constitution perdue que M. Péladeau essaie de nous faire regretter, celle qui permettait à nos gouvernements de faire fi de nos droits en adoptant des lois telles que la Loi sur le jour du Seigneur, n’a rien de très attrayant. Il n’est donc pas surprenant que M. Péladeau, tout comme ses compagnons d’armes idéologiques, ait recours à la tromperie flagrante pour nous séduire. Le résultat des dernières élections permet cependant d’espérer que les Québécois ne sont pas dupes. En ce jour d’anniversaire, il ne faut pas pleurer la constitution perdue, mais bien célébrer celle que nous avons trouvée.