Un gâchis

La ministre de la justice du Québec, Stéphanie Vallée, a déposée à l’Assemblée nationale le Projet de loi 59 qui va ajouter une interdiction de « discours haineux » à la Charte des droits et libertés de la personne (alias la Charte québécoise) et aussi, entre autres, astreindre les écoles et les CÉGEPs à protéger la « sécurité morale » des élèves. Fait remarquable, le projet de loi ne définit tout simplement pas les termes cruciaux que sont « discours haineux » et « sécurité morale ». Le projet est vraisemblablement constitutionnel en bonne partie. Cependant, il n’en est pas moins une atteinte à la liberté d’expression et à la primauté du droit.

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Le projet de loi 59 comporte deux parties. La première décréterait une loi visant les discours haineux, alors que la seconde apporte une série de modifications censées « protéger des personnes » à un certain nombre d’autres lois. Les articles 1 et 2 de la loi anti-discours haineux interdisent « de tenir ou de diffuser un discours » « haineux » (« hate speech » dans le texte anglais) ou « incitant à la violence » visant « un groupe de personnes qui présentent une caractéristique commune identifiée comme un motif de discrimination interdit à l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne ». Les caractéristiques visées par cette dernière disposition sont

la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

L’interdiction de publier de tels discours est aussi ajoutée à la Charte québécoise par l’article 22. Celui-ci prévoit aussi, cependant, qu’elle « n’a pas pour objet de limiter la diffusion d’un tel discours aux fins d’information légitime du public ».

L’article 3 autorise « toute personne qui a connaissance » d’un discours interdit à le dénoncer à la Commission des droits de la personne, qui peut aussi, en vertu de l’article 6, enquêter sur un tel discours « de sa propre initiative ». En vertu de l’article 11, si elle « considère qu’il existe des éléments de preuve suffisants pour déterminer si une personne a tenu ou diffusé un discours haineux ou un discours incitant à la violence », la Commission « doit saisir le Tribunal des droits de la personne », lequel peut, en vertu de l’article 20, condamner l’auteur d’un discours interdit à une « sanction » allant de 1000$ à 10 000$ pour une première infraction, et de 2000$ à 20 000$ pour une infraction subséquente. De plus, en vertu de l’alinéa 3e de l’article 17, la Commission doit publier le nom des personnes ainsi condamnées dans un registre en ligne.

Parmi les autres modifications à la législation québécoise, j’aborde brièvement une qui est liée, en partie, à l’interdiction des « discours haineux ». Il s’agit de l’interdiction, faite aux CÉGEPs ainsi qu’aux écoles, tant privées que publiques, de « tolére[r] un comportement pouvant raisonnablement faire craindre pour la sécurité physique ou morale des étudiants ». (Le texte anglais parle d’ « emotional safety ».) Le projet prévoit qu’ « [e]st réputée avoir un comportement pouvant raisonnablement faire craindre pour la sécurité physique ou morale des élèves, la personne dont le nom est inscrit sur la liste » de ceux reconnus couples d’avoir enfreint l’interdiction de « discours haineux ». (Le projet contient plusieurs articles employant le même libellé, s’appliquant aux différentes catégories d’institutions qu’il vise.)

Ce qu’il y a de tout à fait remarquable avec ce projet de loi, c’est qu’il ne définit pas les termes les plus importants qu’il emploie ― « discours haineux » ou encore « sécurité morale ». Peut-être que, pour ce qui est de définir le « discours haineux », la ministre s’en remet implicitement à la définition de propagande haineuse développée par les tribunaux, notamment par la Cour suprême dans l’arrêt Saskatchewan (Human Rights Commission) c.Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467, encore qu’on donne souvent à ce terme un sens différent, et parfois bien plus large, dans le discours sur le sujet. Quant à la notion de « sécurité physique ou morale » ― ou plus précisément, à celle de « sécurité morale », celle physique étant un concept plus clair ― elle se retrouve dans deux dispositions législatives québécoises (soit l’al. 2e de l’art. 26 de la Loi sur les services de garde éducatifs à l’enfance, RLRQ c S-4.1.1 et l’art. 481 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux, RLRQ c S-4.2), et n’y est pas définie. Les tribunaux judiciaires ne se sont pas prononcés sur sa signification. Par ailleurs, il est clair que, si la publication de discours reconnus haineux sera considérée comme faisant craindre pour la sécurité, morale logiquement, des élèves, cette notion ne s’y limite pas. De plus, le texte anglais, loin de clarifier les choses, les complique encore davantage, car il n’est pas certain que l’ « emotional safety » soit exactement la même chose que la « sécurité morale ».

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Comme toute mesure législative, on peut évaluer le projet de loi 59 sur les plans, différents, du droit constitutionnel positif et des principes. En ce qui concerne le droit positif, il faut noter que la Cour suprême a accepté, notamment dans les arrêts R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697 et Whatcott, que si l’interdiction de « propos haineux » ou de « propagande haineuse », que ce soit par le biais du droit pénal ou dans le cadre de la législation relative aux droits de la personne, constitue une atteinte à la liberté d’expression, cette atteinte est justifiée au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés, pour autant que l’interdiction soit interprétée assez étroitement.

Sans me lancer dans une analyse détaillée, je crois donc que c’est surtout la portée particulièrement large de l’interdiction prévue par le projet de loi 59, plutôt que son principe même, qui pourrait être source de difficultés constitutionnelles. Cette interdiction se distingue entre autres de ses équivalents ailleurs au Canada par le nombre « caractéristiques » que peut viser un « discours haineux » tombant sous son coup, et notamment par le fait que l’on retrouve, au nombre de ses caractéristiques, « les convictions politiques ». On pourrait donc accuser et condamner une personne, en vertu de ces dispositions, non seulement pour avoir affirmé, comme l’intimé dans Whatcott, que l’homosexualité était une abomination, mais aussi pour avoir dit la même chose du nazisme ― les nazis étant un groupe de personnes ayant certaines convictions politiques comme caractéristique commune. Je veux bien croire que Mme Vallée n’a pas l’intention de faire condamner des anti-Nazis pour discours haineux, son projet de loi le permettrait, et il est fort douteux que la Cour suprême considère que cette conséquence soit rationnellement liée à des objectifs visant le respect de l’égalité et de la dignité humaine.

Au-delà, cependant, d’un tel scénario catastrophe, on pourrait soutenir qu’étendre l’interdiction de « discours haineux » au domaine des convictions politiques aurait un effet paralysant sur l’expression, par les citoyens, de leurs opinions politiques, un effet négatif que ne compenserait pas la protection de la société contre des propos haineux à l’encontre de groupes qui, contrairement à la plupart de ceux que les interdictions similaires cherchent à protéger, ne sont pas nécessairement particulièrement vulnérables. Cela dit, il est loin d’être certain que les tribunaux retiendraient un tel argument. Dans Whatcott, la Cour suprême a rejeté des arguments fondés sur la spécificité du discours politique. Par contre, il y était question de discours visant non pas un groupe politique, mais bien les droits d’un groupe minoritaire vulnérable.

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Quoi qu’il en soit, c’est sur le plan des principes que le projet de loi 59 est un véritable désastre. Les lecteurs réguliers savent déjà que je m’oppose à toute prohibition contre les « discours haineux », entre autres parce que de telles dispositions sont toujours trop vagues et ont, par conséquent, un effet paralysant sur le débat politique légitime qui est lui-même une atteinte à la dignité humaine, mais aussi parce que les attaques les plus dangereuses contre la dignité des citoyens, l’inclusion et le vivre-ensemble et ne sont pas le fait d’un arrière-garde de la haine, mais plutôt de politiciens suffisamment sophistiqués pour attiser la méfiance de leurs concitoyens à l’égard des groupes minoritaires sans jamais enfreindre de telles lois. Cependant, même ceux que ces arguments ne persuadent pas en général devraient s’opposer à ce projet de loi.

D’abord, parce que, comme je l’explique plus haut, ce projet a une portée excessive, qui va bien au-delà de celle de ses équivalents dans le reste du Canada. Si tant est que l’on a besoin de protéger des minorités vulnérables des discours haineux qui les visent, je vois mal ce qui nécessite l’extension d’une telle protection aux membres des partis ou de mouvances politiques. Certes, comme je l’ai déjà dit ici, « lorsque nous débattons nos opinions contradictoires, il ne faut pas tomber dans le piège de diaboliser nos adversaires ». N’empêche, c’est une règle qui devrait relever de la moralité et non du droit pénal, d’autant plus que nous savons que nous ne pouvons pas faire confiance aux autorités québécoises pour faire preuve de discernement lorsqu’il s’agit de poursuivre des personnes s’emportant dans l’expression de leurs opinions impopulaires.

D’autres traits uniques du projet de loi 59 ne le rendent pas plus acceptable. Le système de pilori virtuel qu’il met en place n’est pas de nature à favoriser la réhabilitation de personnes coupables d’avoir tenu des propos haineux. Bien au contraire, il invite la population à exercer des représailles contre eux, ce qui risquerait de les endurcir dans leurs opinions. Au lieu d’assainir la société, la culture du pilori virtuel envenime les conflits, comme le soutient Eric Posner dans un brillant essai sur le sujet dans Slate. Par ailleurs, cette sous-traitance de la répression est aussi, à mon sens, une entorse à la primauté du droit.

Mais la primauté du droit est surtout brimée par l’imprécision délibérée du projet de loi 59. L’absence de définition des termes cruciaux fait en sorte que les citoyens et les institutions ne savent pas ce qui leur est interdit. Or, il ne s’agit pas seulement d’un problème philosophique abstrait. L’incertitude juridique que la ministre Vallée veut créer aura un prix bien réel.

En ce qui concerne les « discours haineux », la ministre doit savoir que seule une définition assez étroite de ce terme sera jugée constitutionnelle. Elle aurait très bien pu insérer cette définition ou, du moins, certains éléments-clés de celle-ci, dans le projet de loi, de sorte que les citoyens puissent savoir de quoi il s’agit sans avoir à consulter un avocat ou la jurisprudence de la Cour suprême. En omettant de le faire, elle cautionne des lectures inconstitutionnellement larges de l’interdiction, qui mèneront à des plaintes et, possiblement, des accusations à l’encontre de personnes qui exercent leur liberté d’expression.

Les dispositions concernant la « sécurité morale » des écoliers et des cégépiens soulèvent ce problème à un degré encore plus fort, puisqu’il n’existe aucune définition, même jurisprudentielle, de ce concept. Ces dispositions vont donc entraîner des plaintes et, sans doute, mener les écoles et les CÉGEPs à prendre toutes sortes de mesures, y compris des congédiements de professeurs, afin d’éviter de se faire accuser de « tolérer » des comportements menaçant la « sécurité morale » des élèves. Un professeur exprime-t-il une opinion controversée ou critique-t-il seulement un élève? On s’en débarrasse pour éviter une plainte des parents et risquer de perdre une subvention. Certes, ce n’est probablement pas l’intention de la ministre, mais en rédigeant un projet de loi flou au possible, elle rend de telles conséquences non seulement possibles, mais probables.

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Le projet de loi 59 est une véritable attaque contre la liberté d’expression et la primauté du droit. Son idée maîtresse, l’interdiction des « discours haineux » est problématique en soi, mais la façon dont il la mettrait en oeuvre l’est encore davantage. Il aura un effet paralysant sur la liberté d’expression politique qui ira bien au-delà de la portée, déjà trop large, de ses interdictions, et créera une incertitude juridique qui ne manquera pas de créer des problèmes, notamment dans le réseau de l’éducation. Ce gâchis doit être largement amendé ou, mieux encore, abandonné purement et simplement.

Author: Leonid Sirota

Law nerd. I teach public law at the University of Reading, in the United Kingdom. I studied law at McGill, clerked at the Federal Court of Canada, and did graduate work at the NYU School of Law. I then taught in New Zealand before taking up my current position at Reading.

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