La restriction de dépenses pré-électorales est injustifiée et possiblement inconstitutionnelle
Comme le rapporte La Presse, le Directeur général des élections du Québec, Pierre Reid, a dit dans un témoignage devant la Commission des institutions de l’Assemblée nationale travailler sur une proposition d’amendement à la Loi électorale en vue de limiter des dépenses « pré-électorale » ― c’est-à-dire celles engagées en vue des élections, mais avant le commencement de la campagne électorale officielle. Pour l’instant, ces dépenses ne sont pas limitées par la Loi. Or, la date des élections étant maintenant connue à l’avance (sous réserve de la capacité du Premier ministre de violer les dispositions sur les élections à date fixe, comme Pauline Marois l’a fait en 2014), la tentation de faire de la publicité tout juste avant l’entrée en vigueur des limites de dépenses applicables en campagne électorale va être plus forte que jamais. Nous l’avons vu au niveau fédéral, et nous risquons de le voir au Québec avant les prochaines élections. M. Reid s’en dit « préoccup[é] ». Moi, c’est plutôt son désir de limiter ces dépenses qui me préoccupe.
Notons, pour commencer, que M. Reid n’a pas pris la peine d’expliquer en quoi les dépenses pré-électorales sont préoccupantes. Or, une limite aux dépenses sur la communication politique est, comme la jurisprudence de la Cour suprême en la matière le reconnaît, une limite à la liberté d’expression. Il faudrait donc, avant d’imposer de telles limites, avoir une raison, une justification, un tant soit peu sérieuse. Pourtant, M. Reid n’en offre pas, et les députés présents ne lui ont posé aucune question à ce sujet. Pour ce qui est du devoir des élus et de l’administration de respecter les droits constitutionnels, on repassera.
M. Reid a également été flou sur la portée des restrictions qu’il souhaiterait faire adopter par l’Assemblée nationale. Il n’a pas été en mesure de préciser la durée de la période pré-électorale pendant laquelle les dépenses seraient limitées, par exemple. Cependant, il semble songer à une période de plusieurs mois, voire davantage. Il n’a pas, non plus, précisé si ces nouvelles restrictions s’appliqueraient aux seuls partis politiques ou également aux « tiers » ― c’est-à-dire aux individus et organismes, autres que les partis ou les candidats, souhaitant se prononcer sur les enjeux politiques. Là encore, notons que les députés n’ont pas demandé à M. Reid de préciser sa pensée.
Cependant, il est difficile de s’imaginer que les restrictions ne viseraient que les partis politiques. Si M. Reid ou les membres de l’Assemblée nationale sont préoccupés par ce qui s’est passé ou a failli se passer l’été dernier, juste avant les élections fédérales, ils ne sont pas sans savoir que les « tiers » ― notamment les syndicats (et non pas, contrairement à une certaine mythologie populaire, les multinationales) ont cherché à faire de la publicité « pré-électorale » autant, sinon davantage, que les partis politiques eux-mêmes. Et, généralement, le modèle canadien de réglementation des dépenses électorales suppose que l’on restreint davantage les dépenses des tiers que ceux des partis, afin de s’assurer que ceux-ci puissent dominer le débat public.
Or, si constitutionnalité des restrictions des dépenses pré-électorales des partis politiques n’a jamais encore été contestée devant les tribunaux, de telles restrictions n’ayant jamais encore été imposées au Canada, celles de restrictions similaires imposées aux tiers a, quant à elle, fait l’objet non pas d’une, mais de deux décisions de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique. Dans British Columbia Teachers’ Federation v. British Columbia (Attorney General), 2011 BCCA 408 et ensuite dans Reference Re Election Act (BC), 2012 BCCA 394, ce tribunal a jugé inconstitutionnelle la limitation à 150 000$ des dépenses d’un tiers pour une période pré-électorale de 60 jours dans la première décisions, et d’au plus 48 jours dans la seconde. Ces décisions, contre lesquelles la province ne s’est pas pourvue devant la Cour suprême, ne lient évidemment pas les tribunaux québécois, mais auraient tout de même une autorité persuasive non-négligeable.
On peut, il est vrai, se demander, comme je l’ai fait ici en commentant la plus récente de ces décisions, si la Cour d’appel n’y est pas allée un peu trop loin en soutenant que la logique de l’arrêt de principe de la Cour suprême au sujet des dépenses électorales des tiers Harper v. Canada (Attorney General), 2004 SCC 33, [2004] 1 S.C.R. 827, ne peut être étendue à la période pré-électorale. En principe, cette logique voulant qu’il faut limiter la capacité des tiers de communiquer leur message aux citoyens afin de s’assurer que les partis politiques puissent être entendus et afin d’égaliser les ressources des différentes forces en présence pourrait s’étendre au-delà de la campagne électorale, d’autant plus si les dépenses des partis sont limitées, elles aussi. Cependant, une telle extension du principe est loin d’être garantie. Comme je le soulignais dans un billet pour Policy Options où je discutais une idée similaire exprimée par Justin Trudeau, les juges majoritaires dans Harper ont insisté sur le « fait qu’aucune restriction ne s’applique à la publicité faite par les tiers avant le début de la période électorale. En dehors de cette période, les limites à l’intervention des tiers dans la vie politique n’existent pas » [112]. C’est notamment pour cette raison qu’ils ont conclu que la limitation très stricte des dépenses des tiers pendant la campagne électorale état une « atteinte minimale », et donc constitutionnellement permise, à la liberté d’expression. Si la liberté d’expression complète en période pré-électorale n’est pas respectée, l’évaluation que fera la Cour suprême des restrictions imposées aux tiers pourrait bien changer.
Au-delà du pronostic incertain sur une éventuelle décision judiciaire, il faut cependant se rendre bien compte de ce qu’une réglementation des dépenses des tiers en période pré-électorale signifierait. La réglementation, ne limiterait pas seulement la capacité des acteurs de la société civile ― des syndicats, des ONG, des mouvements sociaux, des « médias citoyens » ou de simples individus ― à s’exprimer sur les enjeux politiques. Elle imposerait aussi à tous ceux qui voudraient le faire, même à l’intérieur des limites de dépenses permises par la loi, d’onéreuses obligations de s’enregistrer auprès du Directeur général des élections et de lui faire rapport sur toutes les dépenses encourues pour faire passer leur message. Comme je l’ai dit dans Policy Options, l’extension de la limitation des dépenses des tiers au delà de la campagnes électorale serait un pas vers l’imposition d’un régime de censure politique à grande échelle.
Et même en ce qui concerne la limitation des dépenses des partis politiques, comme l’a écrit le grand spécialiste du « droit de la démocratie » américain, Richard Pildes, sur l’Election Law Blog, une fois qu’on cherche à étendre la limitation des dépenses au-delà d’une période bien circonscrite de campagne électorale, la situation devient trouble. Pourquoi limiterait-on la période pré-électorale à quelques mois, voir à une année? Or, les limites à la liberté d’expression qui semblent acceptables lorsqu’elles sont exceptionnelles, ne le sont plus forcément si elles deviennent permanentes. Et c’est vers ce scénario, qui me paraît inacceptable, que M. Reid et nos députés risquent de nous entraîner. Lorsque nos dirigeants ne se préoccupent guère de la liberté d’expression, nous sommes déjà en situation de pré-censure.
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