Absurde censure

Un employeur québécois a-t-il le droit de dire à ses employés comment voter (ou ne pas voter)? C’est la question que pose un article paru dans La Presse ce matin. Louise Leduc écrit que le patron d’une usine de Delson « a envoyé une lettre à son personnel lui enjoignant de ne pas voter pour le Parti québécois ». Certains employés sont indignés, un d’eux décrivant la lettre comme « inacceptable et immorale ». Personnellement, je ne vois rien d’immoral à ce qu’un patron fasse état, à ses employés, sur une situation politique qui a des répercussions sur l’entreprise où ils travaillent. Les syndicats font régulièrement la même chose, en appuyant un parti politique et recommandant à leurs membres de voter pour celui-ci, sans qu’on les accuse, autant que je sache, d’immoralité. Il ne s’agit pas d’un cas où un patron menacerait de congédier un employé pour la façon dont celui-ci a exercé son droit de vote, mais de la simple expression d’une opinion. Autant un patron qu’un syndicat peut avoir un point de vue particulier, informé par ses circonstances propres, sur les enjeux politiques. S’il veut en faire part, cela ne me paraît pas illégitime.

Mais est-ce légal pour autant? Car, on l’a vu encore la semaine dernière lorsque le Directeur général des élections a censuré un documentaire produit et diffusé sur YouTube par des médias citoyens pour combattre l’élection du PQ ― un acte de censure très probablement conforme à la Loi électorale, comme je l’expliquais ici ―, le législateur québécois n’a pas ménagé d’efforts pour s’assurer que les partis politiques et les médias traditionnels dominent le débat pré-électoral. Pour tous les autres, selon le législateur, une campagne électorale n’est qu’une occasion de se taire. Et cela inclut, évidemment, les employeurs et les syndicats, autant que les médias citoyens ou tous les autres acteurs de la société civile.

Tout dépend, en vertu de la Loi électorale, de la façon dont on fait passer son message. Si un chef syndical donne une entrevue à un journal ou à un poste de télévision et y annonce son appui à un parti politique, il n’y a pas de problème, les alinéas 1 et 4 de l’article 404 de la Loi exemptant respectivement la publication d’entrevues ou de nouvelles par « un journal ou autre périodique » et leur diffusion « par un poste de radio ou de télévision ». Si un chef d’entreprise écrit une lettre ouverte appelant ses employés à voter pour un parti et qu’un journal la publie, pas de problème non plus, toujours en vertu de l’alinéa 1 de l’article 404. Si un syndicat publie un message au même effet via les médias sociaux, il y a déjà danger, car en théorie, le temps utilisé par un employé du syndicat pour produire un tel message devrait probablement être considéré comme « service » au sens de l’article 402 de la Loi électorale, ce qui en ferait une dépense électorale interdite. Et si un syndicat choisit de diffuser ce message en faisant imprimer et en distribuant à ses membres un dépliant, il rentre certainement dans l’illégalité, comme le confirme la décision de la Cour d’appel du Québec dans Métallurgistes unis d’Amérique, section locale 7649 (FTQ) c. Québec (Directeur général des élections), 2011 QCCA 1043, une affaire où la FTQ avait été condamnée pour avoir distribué à ses membres un dépliant les avertissant des dangers que représentaient, selon elle, les engagement électoraux anti-syndicaux de l’ADQ.

Qu’est-il donc du cas décrit par La Presse? Ça dépend, encore une fois, notamment de la façon dont la lettre a été transmise aux employés, que l’article ne précise pas. Si elle leur a été envoyée par la poste, le coût de son envoi est une dépense électorale prohibée par la Loi électorale. Si elle a été imprimée et affichée dans l’usine, le coût de l’impression l’est probablement aussi. Si elle a été transmise par courriel, peut-être pas, selon que son auteur est un employé ou non (ça ne me paraît pas, non plus, tout à fait clair ― on le décrit comme « le président » de l’usine; mais est-il le propriétaire?).

Quoi qu’il en soit, cette situation illustre bien, une fois de plus, l’absurdité de la façon dont la Loi électorale régit le débat public à la veille d’une élection. Pourquoi le choix de la technologie utilisée pour diffuser un message ― un courriel ou une lettre sur papier ― devrait-il déterminer la légalité de sa diffusion? Pourquoi un même message devient-il permis s’il est diffusé via les médias, mais pas si une personne ou une organisation (qu’il s’agisse d’une entreprise, d’un syndicat ou de n’importe qui d’autre) prend ses propres moyens pour le diffuser?

Comme je l’ai déjà souligné à plusieurs reprises, la Loi électorale est inconstitutionnelle ― bien que, dans l’arrêt Métallurgistes unis, la Cour d’appel ait conclu le contraire ― et ces incohérences appuient ma conclusion. Il s’agit d’une loi qui censure l’expression d’opinions politiques au moment même où leur diffusion est la plus importante, en campagne électorale. Et, comme je l’ai également souligné dans le passé, ce sont surtout les mouvements sociaux, les syndicats et les acteurs de la société civile qui subissent cette censure. Il est bien sûr trop tard pour l’élection de lundi prochain, mais le prochain gouvernement, quel qu’il soit, devrait s’occuper d’amender la Loi électorale en profondeur. Sinon, j’espère qu’il se trouvera quelqu’un pour en contester, une fois de plus, la constitutionnalité devant les tribunaux.

Author: Leonid Sirota

Law nerd. I teach public law at the University of Reading, in the United Kingdom. I studied law at McGill, clerked at the Federal Court of Canada, and did graduate work at the NYU School of Law. I then taught in New Zealand before taking up my current position at Reading.

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