Le visage de l’oppression

Dans une décision rendue hier, S.A.S. c. France, la Cour européenne des droits de l’homme a statué que l’interdiction du voile intégral par la France n’enfreint pas la garantie de liberté religieuse de la Convention européenne des droits l’homme. Bien que les juges majoritaires soient manifestement sceptiques d’au moins certains des arguments invoqués au soutien de l’interdiction, ils acceptent (non sans hésitation), qu’un gouvernement démocratiquement élu peut raisonnablement conclure que celle-ci est nécessaire pour assurer la capacité des citoyens de vivre ensemble, et de protéger ainsi leurs droits, et qu’elle constitue donc une limite à la liberté de religion acceptable dans une société démocratique. J’aimerais commenter brièvement le raisonnement de la Cour, parce que les arguments qu’elle a acceptés ont trouvé écho de ce côté-ci de l’Atlantique. Ces arguments, pourtant, relèvent d’une pensée dangereusement oppressive.

Il faut souligner, cependant, que la Cour européenne a rejeté certains des arguments les plus communs au soutien des interdictions, plus ou moins étendues, du voile et d’autres « symboles religieux ostentatoires ». Le besoin d’assurer la sécurité peut justifier de demander aux personnes voilées de retirer leur voile pour être identifiées mais, sauf situation de crise, pas une interdiction générale. L’égalité entre les hommes et les femmes ne saurait être invoquée pour

interdire une pratique que des femmes – telle la requérante – revendiquent dans le cadre de l’exercice des droits [protégés], sauf à admettre que l’on puisse à ce titre prétendre protéger des individus contre l’exercice de leurs propres droits et libertés fondamentaux. (Par. 119)

Quant à la dignité humaine, il n’y a

aucun élément susceptible de conduire à considérer que les femmes qui portent le voile intégral entendent exprimer une forme de mépris à l’égard de ceux qu’elles croisent ou porter autrement atteinte à la dignité d’autrui. (Par. 120)

L’argument que la Cour accepte ― qu’elle dit « p[ouvoir] comprendre » ―, c’est que l’interdiction du voile intégrale sert à prévenir

des pratiques ou des attitudes mettant fondamentalement en cause la possibilité de relations interpersonnelles ouvertes qui, en vertu d’un consensus établi, est un élément indispensable à la vie collective au sein de la société considérée. La Cour peut donc admettre que la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble. (Par. 122)

La Cour accepte la prétention de la France à l’effet que l’interdiction du voile intégral sert à assurer le maintien de « conditions minimales de vivre-ensemble », parce qu’il est possible qu’

un État juge essentiel d’accorder dans ce cadre une importance particulière à l’interaction entre les individus et qu’il considère qu’elle se trouve altérée par le fait que certains dissimulent leur visage dans l’espace public. (Par. 141)

J’admets, volontiers, que l’interaction avec une personne dont le visage est voilée peut mettre mal à l’aise. Cependant, un malaise qu’on peut éprouver  face au voile intégral ne saurait justifier son interdiction générale. Je doute, en fait, que même dans les contextes où l’interaction n’est pas volontaire ― comme elle l’est, par exemple, pour un citoyen qui fait face à une fonctionnaire voilée ― le malaise que peut éprouver le citoyen, si compréhensible soit-il, soit une meilleure justification pour une interdiction que le malaise qu’on pu éprouver bien des gens dans le passé, et que certains éprouvent encore, face à la nécessité d’interagir avec une personne d’une autre race. Du reste, ceux qui soutiennent l’interdiction du voile sont les premiers à refuser toute concession à une personne qui refuserait d’interagir avec une fonctionnaire (ou un médecin, etc.) femme. La même logique ― le malaise face à la différence n’est pas un sentiment qu’une société égalitaire doit accommoder ― milite contre l’interdiction du voile même pour les fonctionnaires.

Quoi qu’il en soit, il faut davantage que de la sympathie pour les personnes contraintes à vivre un malaise pour justifier l’interdiction du voile intégral non seulement pour les personnes avec qui d’autres pourraient forcées d’interagir, mais pour quiconque se trouve dans l’espace public. À cet égard, le raisonnement de la Cour européenne est doublement pernicieux. D’une part, la prétention, que l’État puisse définir les « conditions minimales de vivre ensemble » sans égard à ce que les personnes qui vivent ensemble en pensent elles-mêmes est essentiellement totalitaire. Si j’accepte d’interagir, dans mes rapports privés, avec une personne voilée, de quel droit l’État peut-il me dire que je ne peux pas le faire? Le raisonnement accepté par la Cour autoriserait, par exemple, l’interdiction de l’usage de langues autres que celle de la majorité, et que sais-je encore. D’autre part, il y a également quelque chose de totalitaire à prétendre qu’il y a un quelconque « droit » d’entrer dans une « relation interpersonnelle ouverte » avec une autre personne, que cette personne le veuille ou non, droit que le port du voile par celle-ci compromettrait. Au contraire, si une personne ne veut pas interagir avec autrui, elle a parfaitement le droit de ne pas le faire. Si elle le manifeste, que ce soit par le port du voile ou d’une autre façon, c’est son affaire.

Les gouvernements qui imposent les interdictions sur le voile intégral, et les tribunaux qui avalisent ces interdictions, ne font pas que forcer des femmes à dévoiler leur visage. Ils dévoilent aussi le leur. Et c’est celui de l’oppression.

ADDENDUM: J’ai publié ce billet sans avoir pris le temps de lire le jugement dissident. Or, celui-ci affirme, fort justement (aux pars. 8-9) qu’

on peut difficilement prétendre que tout individu ait un droit d’entrer en contact avec d’autres personnes dans l’espace public contre la volonté de celles-ci. Sinon, pareil droit devrait avoir une obligation pour corollaire, ce qui serait incompatible avec l’esprit de la Convention. Si la communication est essentielle pour la vie en société, le droit au respect de la vie privée comprend également le droit de ne pas communiquer et de ne pas entrer en contact avec autrui dans l’espace public – en somme, le droit d’être un « outsider ».

 Il est vrai que le « vivre ensemble » requiert la possibilité d’échanges interpersonnels. Il est également vrai que le visage joue un rôle important dans les interactions humaines. Mais cette idée ne peut pas être détournée pour justifier la conclusion selon laquelle aucune interaction humaine n’est possible si le visage est intégralement dissimulé. Nous en voulons pour preuves des exemples parfaitement admis dans la culture européenne, tels que le port de casques intégraux pour la pratique du ski et de la moto, ou le port de costumes pendant le carnaval. Nul ne prétendrait qu’en pareilles situations (qui font partie des exceptions prévues par le droit français) les exigences minimales de la vie en société ne soient pas respectées. Les personnes socialisent sans forcément se regarder dans les yeux.

Author: Leonid Sirota

Law nerd. I teach public law at the University of Reading, in the United Kingdom. I studied law at McGill, clerked at the Federal Court of Canada, and did graduate work at the NYU School of Law. I then taught in New Zealand before taking up my current position at Reading.

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