Le sens de la laïcité

L’actualité a publié sur son blogue politique un billet de Frédéric Bastien appelant à la poursuite du débat sur la « laïcité » et défendant la pertinence de la Charte de la honte, alias Charte de laïcité, alias Charte des valeurs, proposée par l’ancien gouvernement péquiste. Malheureusement, comme bien d’autres interventions des partisans de cette charte, telles que les mensonges de son auteur, Bernard Drainville, au sujet des avis juridiques qu’il aurait prétendument obtenus à son sujet, le texte de M. Bastien s’appuie sur une distorsion profonde de la réalité. Contrairement à ce qu’il prétend, le droit canadien, y compris la Charte canadienne des droits et libertés, s’opposent non pas à la laïcité, mais à une conception particulière de la laïcité, que M. Bastien représente à tort comme la seule accepté ou acceptable.

M. Bastien fait grand cas d’une récente décision de la Cour européenne des droits de l’homme statuant que la loi française interdisant le port du voile intégral en public n’enfreint pas la liberté de religion ou, plus exactement, qu’elle cadre dans la marge d’appréciation que ce tribunal transnational laisse aux États dans la mise en œuvre de leurs obligations en matière de droits de la personne. (J’ai critiqué cette décision ici, l’estimant fondée sur un raisonnement essentiellement totalitaire.) Au Canada, une telle interdiction générale serait inconstitutionnelle car contraire à la garantie de liberté de religion de la Charte canadienne. Prenant la Cour européenne en exemple, M. Bastien soutient donc «que la classe juridique canadienne et ses alliés dans les médias ne détiennent pas le monopole de la vérité sur ce sujet ». En fait, selon lui, ces classes juridique et médiatique « s’opposent très majoritairement à la laïcité ».

C’est faux. Il n’est pas sans intérêt de rappeler qu’une des toutes premières décisions de la Cour suprême à appliquer la Charte canadienne, R. c. Big M Drug Mart, était une affirmation sans équivoque du principe de la laïcité, en ce qu’il rejetait l’imposition par le législateur des croyances d’une religion à l’ensemble du public ― en l’occurrence, la croyance chrétienne concernant le caractère sacré du dimanche, protégé par la Loi sur le dimanche (Lord’s Day Act, dans sa version anglaise). C’est sur cet arrêt que s’appuie l’ensemble de jurisprudence canadienne en matière de liberté religieuse. Et, si tant est que l’on puisse imputer une opinion unique à l’ensemble des journalistes et des juristes canadiens, personne d’eux ne s’oppose au principe voulant que l’État doit être neutre en matière religieuse et qu’il ne peut donc ni privilégier ni pénaliser une opinion religieuse (y compris, bien sûr, l’incroyance) plus que les autres.

Au-delà de ce principe généralement accepté et général, il reste des questions complexes sur lesquelles il existe des désaccords profonds. L’État manque-t-il à son devoir de neutralité, et enfreint-il donc la laïcité, lorsqu’il subventionne des écoles religieuses qui dispensent aussi un enseignement laïc? L’État doit-il accommoder des personnes aux croyances desquelles une loi généralement applicable impose un fardeau particulièrement lourd? Comment réconcilier la liberté religieuse et l’égalité? Ces questions méritent bien de faire l’objet de débats sérieux, mais la simple invocation du terme « laïcité » ne nous aidera pas à y répondre.

En effet, il n’existe pas de définition unique de ce concept. Pour M. Bastien, la laïcité consiste apparemment à interdire le voile intégral. Pour Bernard Drainville, elle consiste apparemment à garder un crucifix bien en vue à l’Assemblée nationale. Pour l’ex-candidate péquiste Louise Mailloux, à propager des théories du complot antisémites et islamophobes et à comparer le baptême au viol. Cependant, ces visions de la laïcité ― du reste, fort différentes les unes des autres ― ne sont pas les seules qui soient.

On peut aussi défendre une vision de la laïcité qui ne cherche pas à exclure l’expression de croyances religieuses, y compris des croyances religieuses minoritaires et impopulaires, de l’espace public. Une vision de la laïcité attentive au fait qu’une telle exclusion pèse plus lourd sur certains groupes religieux, dont la foi requiert le port de certains symboles visibles, que sur d’autres, dont celui qui se trouve à être majoritaire au Québec. Une vision de la laïcité fondée sur la conviction que la diversité d’une société est une richesse à mettre en valeur et non danger à refouler. Une vision de la laïcité, donc, qui la voit comme une contrainte à imposer à l’État et non aux citoyens.

M. Bastien a raison de d’affirmer que le débat sur les rapports entre la religion et l’État n’est pas terminé au Québec, pas plus qu’il ne l’est ailleurs, d’autant plus que, contrairement à ce qu’il laisse entendre, la montée du fondamentalisme religieux n’est pas la seule cause de conflit dans ce domaine. L’expansion de la réglementation de l’État, son intrusion dans de nouveaux domaines d’activités autrefois privées y est aussi pour beaucoup. Cependant, si le but visé est une société plus juste plutôt qu’une simple victoire partisane, il faut reconnaître qu’il s’agit d’un débat sur le sens à donner à la laïcité plutôt que d’une confrontation entre défendeurs et adversaires de cette valeur, en réalité, commune.

Author: Leonid Sirota

Law nerd. I teach public law at the University of Reading, in the United Kingdom. I studied law at McGill, clerked at the Federal Court of Canada, and did graduate work at the NYU School of Law. I then taught in New Zealand before taking up my current position at Reading.

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