Le jugement de la Cour supérieure du Québec dans Hammedi c. Cristea, 2014 QCCS 4564, condamnant un journaliste à payer 7000$ de dommages et intérêts à un couple dont il avait, sans son consentement, pris et publié la photo parce que la dame portait un niqab suscite beaucoup de controverse. Éloïse Gratton a, fort poliment, suggéré que cette décision aurait des conséquences malheureuses. Pierre Trudel, avec moins de retenue, a soutenu qu’elle « accentue encore plus le déséquilibre entre la liberté d’expression et le droit à l’image qui bénéficie, au Québec, d’une inquiétante suprématie sur la liberté d’expression ». La fédération des journalistes professionnels du Québec l’a dénoncé comme une « dangereuse […] atteinte à la liberté de presse ». Hier, le ton est encore monté, avec les billets, publiés sur le Blogue Politique de l’Actualité, de Frédéric Bastien, qui dénonçait, comme à son habitude, une nouvelle manifestation de « de l’idéologie antiraciste qui imprègne les bien-pensants » et de « l’activisme judiciaire », et de Jérôme Lussier, qui défend le jugement de la Cour supérieure comme reflétant un nécessaire respect de la vie privée de citoyens vulnérable.
Pour ma part, je partage l’avis du prof. Trudel. La décision de la Cour supérieure reflète, comme il l’explique, une conception trop large du « droit à l’image » et, surtout, une conception bien trop étroite de l’intérêt public et de la liberté d’expression. Même si les vitupérations de M. Bastien, comme toujours, sont excessives et manquent désespérément d’assise factuelle ou juridique, Me Lussier, à mon avis, néglige beaucoup de nuances importantes en y répliquant.
Les faits de l’affaire sont simples. Le défendeur, qui publie un petit journal à Québec, voit une dame portant un niqab, la demanderesse, dans un marché aux puces local. Il constate, écrira-t-il plus tard, que « [s]ur certains visages se lisait facilement la consternation ». Il prend donc quelques photos, où la dame et son mari, le demandeur, sont visibles, le visage du demandeur identifiable. Il publie une de ces photos dans son journal, dans une article qu’il intitule « Le voile intégral est de retour à Québec ». Les demandeurs en ont vent et, après avoir considéré la proposition du demandeur de publier une réplique, choisissent plutôt de le poursuivre pour atteinte à la réputation de la demanderesse (un recours que la Cour a rejeté) et violation de leur droit à l’image.
L’article 36 du Code civil du Québec dispose entre autres que « peu[t] être […] considéré[…] comme [une] atteinte[…] à la vie privée d’une personne [le fait d’] [u]tiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l’information légitime du public ». Cette disposition met en oeuvre l’article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne (alias la Charte québécoise), qui dispose que « [t]oute personne a droit au respect de sa vie privée ». Appliquant cette dernière disposition (mais pas directement l’art. 36 du Code civil, qui n’était pas encore en vigueur au moment des faits) dans Aubry c. Éditions Vice‑Versa, [1998] 1 R.C.S. 591, la Cour suprême a statué que la publication d’une image d’une personne où celle-ci était identifiable constitue prima facie une atteinte à sa vie privée, et donc une faute. Elle ne sera cependant pas considérée comme fautive si elle répond à « [l]’intérêt du public à être informé » (par. 57), ce qui sera notamment lorsque la personne en cause est quelqu’un « dont la réussite professionnelle dépend de l’opinion publique » ou encore « un individu […] appelé à jouer un rôle de premier plan dans une affaire qui relève du domaine public, par exemple, un procès important, une activité économique majeure ayant une incidence sur l’emploi de fonds publics, ou une activité qui met en cause la sécurité publique » (par. 58) ou une personne se trouvant « accessoirement » dans un lieu ou un événement public ― mais pas si la personne est le sujet central de la photo (comme c’était d’ailleurs le cas dans Aubry, où une image de la demanderesse avait été utilisée pour illustrer un essai sur « la vie urbaine »).
Comme l’explique le prof. Trudel, c’est là « une conception extrêmement étroite de la notion d’intérêt public ». Or, comme il le souligne, dans Hammedi, la Cour supérieure la rétrécit encore davantage. En effet, non seulement la Cour note-t-elle (par. 42) que « les demandeurs n’exercent aucune activité publique et n’ont acquis aucune notoriété publique pouvant justifier que leur image devienne matière d’intérêt public », mais elle insiste aussi (par. 43) pour dire que « l’article en question pouvait facilement être écrit sans nécessiter d’y juxtaposer la photo des demandeurs ». Elle trouve donc que le défendeur est en faute et, constatant les dommages moraux causés aux demandeurs par la publication de leur photo, le condamne à leur verser un dédommagement.
Pour reprendre les mots du prof. Trudel, selon la Cour, « [l]e fait qu’une personne se trouve dans l’espace public et affiche un trait caractéristique qui a des échos dans l’actualité ne relèverait pas de l’intérêt public ». Ceci lui paraît troublant. À moi aussi. Comme le prof. Trudel, je suis également troublé par le fait que la Cour considère qu’elle n’a pas à laisser de marge d’appréciation au journaliste sur la façon dont son histoire devrait être racontée ou illustrée.
Je reconnais pourtant la force du contre-argument, qui consisterait à dire qu’un citoyen ordinaire, qui ne recherche pas la notoriété, ne devrait pas avoir à consentir à voir son image en quelque sorte expropriée pour servir d’illustration pour une histoire qui, si elle relève de l’actualité, ne le concerne pas personnellement pour autant. On pourrait peut-être tracer un parallèle avec le projet du gouvernement fédéral d’autoriser les partis politiques à se servir de contenus journalistiques dans leur publicité, outrepassant les droits d’auteur des médias.
Cependant, j’ai tendance à penser que la liberté d’expression et le droit du public à l’information doivent prévaloir dans ce conflit, du moment qu’on parle bien d’une image captée dans un lieu public et qui n’a pas été prise ou manipulée de façon à être humiliante pour la personne en cause. Nous sommes des êtres visuels, nous avons besoin d’illustrations, y compris pour des histoires qui font état d’une tendance sociale plutôt que des faits et gestes d’une personne en particulier. Obtenir le consentement d’une personne à servir d’illustration n’est pas toujours réaliste, et une règle de droit qui n’impose pas cette exigence me semble être, malgré ses coûts évidents, la solution la plus juste au conflit entre les intérêts en cause. Et, à défaut d’une telle règle générale, il faudrait une compréhension de l’intérêt public bien plus large que celle de la Cour supérieure dans Hammedi ou celle de la Cour suprême dans Aubry.
Cela dit, la décision de la Cour supérieure n’est pas un comble de l’activisme et de l’absurdité comme le prétend M. Bastien. Je suis, pour une fois, d’accord avec lui lorsqu’il soutient qu’elle illustre l’insuffisance de la protection de la liberté d’expression dans les Chartes canadienne et québécoise ― telles qu’interprétées par les tribunaux. Cependant, ce résultant n’est pas le seul fait d’un « activisme » des juges. C’est, après tout, le Code civil du Québec, adopté par l’Assemblée nationale, qui restreint notre droit de publier une image d’une personne sans son consentement et qui introduit une notion, non-définie, de l’« information légitime du public ». Un terme aussi vague et flexible doit, inévitablement, être interprété par les tribunaux ― et le législateur le sait fort bien lorsqu’il l’emploie dans sa loi. L’interprétation qu’en a fait la Cour supérieure est peut certes être critiquée (même si elle peut, comme je l’explique ci-haut, aussi être défendue), mais il faut bien reconnaître que c’est une interprétation plausible, qui n’est assurément pas le fait d’une prétendue « idéologie antiraciste », mais simplement d’une conception possiblement trop large du droit à la vie privée.
Surtout, il faut souligner que le législateur conserve le pouvoir d’intervenir et d’étendre la notion de l’intérêt du public à être informé s’il trouve que l’interprétation du Code civil par les tribunaux est trop restrictive. Jusqu’à présent, l’Assemblée nationale n’a pas choisi de le faire. Ce n’est pas la faute des juges, et encore moins celle des Chartes. M. Bastien croit que «les parlementaires […] sont meilleurs [que les juges] à déterminer l’endroit où les droits doivent s’arrêter ». Eh bien, voici l’occasion parfaite de leur adresser des reproches, puisqu’ils sont libres de le faire dans le cas présent.
Par ailleurs, l’attaque à laquelle il se livre contre la Charte canadienne est sans pertinence aucune dans ce contexte. Non seulement la Charte canadienne ne contient-elle pas de garantie générale du droit à la vie privée, mais aussi, et surtout, elle est carrément inapplicable aux rapports entre parties privées qui seuls sont en cause dans un cas comme Hammedi.
Me Lussier a donc raison de critiquer les vitupérations gratuites de M. Bastien. Cependant, dans son souci de défendre les citoyens musulmans que M. Bastien prend pour cible dans son combat contre la religion (non-Catholique) et le multiculturalisme, il me semble faire bien peu de place à la liberté d’expression. Car, s’il a raison de critiquer la médiatisation excessive dont ont fait l’objet les pratiques des religions minoritaires au Québec ces dernières années, s’il a raison de dénoncer le discours hostile, les gestes haineux et le harcèlement dont les adhérents de ces religions ont été victimes, s’il a eu mille fois raison de combattre la Charte de la honte péquiste qui visait à profiter de l’hostilité populaire à ces religions, il n’en reste pas moins que les opinions de nos concitoyens sont des sujets d’intérêt public, ne serait-ce que parce qu’en démocratie, leurs opinions influencent aussi les lois sous lesquelles nous vivons. Et cela inclut leurs opinions religieuses puisque la séparation de l’Église de l’État, la laïcité, est une contrainte qui s’impose justement à l’État et non aux citoyens qui sont libres, eux, de laisser leurs croyances religieuses influencer leurs choix politiques.
Me Lussier me semble donc détourner le débat en insinuant que critiquer le jugement dans Hammedi revient à dire que les « protections [de la vie privée] ne bénéficient pas également à toutes les catégories de citoyens. Les Québécoises voilées, de même que leurs conjoint et enfants, n’ont donc pas les mêmes droits que les Québécoises non voilées ». Ce n’est pas que les Québécoises voilées ont moins de droits que les autres. La question est, justement, de savoir quels droits tous les Québécois devraient avoir. Droit à la vie privée, et droit à la liberté d’expression. On peut, sans adopter une « idéologie anti-antiraciste », penser que les opinions et les pratiques religieuses sont des objets légitimes de l’intérêt et du débat publics, et que ce débat doit pouvoir être illustré avec des images, captées sur la place publique, de citoyens exprimant ces opinions ou s’engageant dans ces pratiques.
La question de la pondération de la liberté d’expression et du droit à la vie privée qui s’est posée dans Hammedi ― et qui se reposera, puisque le défendeur a annoncé, sur le site de son journal, qu’il ira en appel ― est difficile, comme le sont la plupart des questions concernant la pondération de droits. On peut avoir, sur cette question, une position tranchée d’un côté ou d’un autre, mais on doit, par souci d’honnêteté intellectuelle, reconnaître l’importance des arguments contraires. Il est regrettable que des provocateurs ignorants de la trempe de M. Bastien s’en servent pour tenter de faire avancer leur dada idéologique. Il ne l’est pas moins que des gens intelligents et bien-intentionnés, comme Me Lussier, en viennent à en perdre de vue la complexité et les nuances.
ADDENDUM: J’explore quelques pistes de réflexion supplémentaires ici.
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