Pistes de réflexion

Dans mon billet de vendredi, j’ai discuté de la complexité de la pondération du droit à l’image et à la vie privée et de celui à la liberté d’expression et à l’information dans le contexte de la publication d’une photo d’une personne sans le consentement de celle-ci. Comme je l’ai expliqué, je crois que les tribunaux québécois, dont notamment la Cour supérieure dans son récent jugement dans Hammedi c. Cristea, 2014 QCCS 4564, n’accordent pas suffisamment d’importance à la liberté d’expression et au droit du public à l’information, et ont une conception trop large du droit à l’image. L’équilibre voulu par le législateur québécois, qui a, à l’article 36 du Code civil, posé l’intérêt public comme limite au droit d’une personne de ne pas voir son image publiée sans son consentement, n’est pas atteint. Dans ce billet, j’aimerais proposer quelques pistes de réflexion supplémentaires pour ce débat qui, comme je l’expliquais vendredi, a parfois manqué de nuances.

La première piste dont j’aimerais parler a été tracée par Pierre Trudel dans son sage billet sur le jugement Hammedi, oû il a soulevé l’arrêt de la Cour suprême dans Alberta (Information and Privacy Commissioner) c.Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 401, 2013 CSC 62, [2013] 3 R.C.S. 733, dont j’ai discuté ici. La Cour y a invalidé la législation albertaine de protection de la vie privée en vertu de laquelle un syndicat avait été condamné pour avoir pris et publié des photos de personnes traversant une ligne de piquetage. La Cour suprême a statué que la législation ne reflétait pas une pondération appropriée du droit à la vie privée, qu’elle protégeait de façon excessive, et du droit à la liberté d’expression, qu’elle négligeait. Le prof. Trudel voit en ce jugement la preuve de ce que, pour la Cour suprême, «  la liberté d’expression protège le droit de capter et d’utiliser des images prises dans un espace public ». Il a peut-être raison ― j’aimerais, même, qu’il ait raison ― mais je n’en suis pas certain. Le jugement rédigé par les juges Cromwell et Abella insiste spécifiquement sur l’importance, pour un syndicat, « de communiquer avec le public et de le convaincre du bien‑fondé de sa cause, compromettant ainsi sa capacité de recourir à une de ses stratégies de négociation les plus efficaces au cours d’une grève légale » (par. 38). Il s’agit peut-être d’un argument plus ou moins superfétatoire employé par des juges qui sont probablement les deux membre les plus pro-syndicaux de la Cour suprême. Mais peut-être est-ce une indication que le contexte particulier de l’affaire avait une importance réelle pour la décision, et que, dans une autre situation, celle en cause dans Hammedi par exemple, la Cour suprême ne pondérerait pas la liberté d’expression et le droit à la vie privée de la même manière. Du reste, la Cour souligne que sa « conclusion ne nous oblige pas à cautionner toutes les activités du syndicat ». Elle se contente d’indiquer que les restrictions à la liberté d’expression imposées par la loi albertaine sont inacceptables, sans préciser, comme elle le fait pourtant souvent, quelle pondération des droits en cause serait constitutionnelle. Je soupçonne, en fait, qu’elle ne le sait pas elle-même. Son jugement mérite certainement d’être invoqué dans le contexte québécois, mais il ne nous fournit pas toutes les réponses, loin de là.

Un autre arrêt de la Cour suprême qui pourrait alimenter la réflexion sur la pondération du droit à l’image et de la liberté d’expression est Grant c. Torstar Corp., [2009] 3 RCS 640, 2009 CSC 61. La Cour y a statué que le droit de la diffamation, en common law, ne respectait pas suffisamment la liberté d’expression. Pour la Cour suprême, le droit à la réputation, que le droit de la diffamation protège,  est lié, dans une certaine mesure à celui à la protection de la vie privée et aussi à la dignité de la personne.  On peut donc soutenir que l’arrêt Grant, même s’il n’est pas directement pertinent en droit québécois, témoigne donc lui aussi d’une volonté de la Cour suprême de donner plus de poids à la liberté d’expression de sa pondération avec des droits reliés à la vie privée et à la dignité, dont le droit à l’image est un aspect, selon le Code civil. Cette volonté résulte entre autres de la conscience de la Cour de l’effet paralysant (« chilling effect ») que peuvent avoir les règles insuffisamment protectrices de la liberté d’expression sur la communication de messages qui devraient pourtant être entendus dans le cadre de la recherche de la vérité et du libre débat démocratique.

Un autre facteur dont la Cour suprême a tenu compte et qui mérite qu’on s’y attarde en réfléchissant à la meilleure interprétation de l’article 36 du Code civil est le rôle des médias. La solution adoptée dans Grant consistait en la création, en droit de la diffamation en common law, d’une défense de « communication responsable concernant les questions d’intérêt public ». S’inspirant de pratiques du « journalisme responsable », la Cour a tout de même voulu protéger tous les « propagateurs de nouvelles et d’information », y compris ceux qui utilisent « de nouveaux modes de communication (beaucoup d’entre eux en ligne) permettant de traiter de questions d’intérêt public et ne faisant pas appel à des journalistes » (par. 96).  La Cour a souligné qu’une publication qui respecte les normes du journalisme pourrait ne pas résister à une analyse devant un tribunal et que, par conséquent, « exiger que la couverture des questions d’intérêt public atteigne à une certitude judiciaire peut aboutir à empêcher la communication de faits qu’une personne raisonnable tiendrait pour fiables et qui sont pertinents et importants pour le débat public » (par. 53). La situation dans Hammedi, où la Cour supérieure, sans véritablement se demander si la photo en cause était pertinente au débat public et pouvait faire avancer celui-ci, ou si sa publication était justifiée comme une pratique journalistique responsable, a imposé sa compréhension de ce qui était « nécessaire » pour publier l’article qui l’accompagnait ressemble à celle que la Cour suprême a cherché à corriger en matière de diffamation.

Une dernière piste de réflexion que je voudrais proposer, mais non la moindre, concerne l’impact des nouvelles technologies sur la mise en oeuvre du droit à l’image. Encore à l’époque où la Cour suprême a décidé, dans Aubry c. Éditions Vice‑Versa, [1998] 1 R.C.S. 591, que la publication d’une photo d’une personne sans son consentement constituait une faute, seuls des journalistes et quelques hobbyistes avaient les moyens de prendre et de publier de telles photos. Or, les choses ont bien changé. Presque tout le monde a désormais un téléphone cellulaire doté d’une caméra, et deux Québécois sur trois sont sur Facebook. Et il est rare qu’on demande le consentement préalable d’une personne avant d’en publier la photo sur Facebook (ou un autre réseau social). Dans la mesure ou cette personne accepte par la suite d’être « taguée » (désolé, j’ignore s’il y a un terme français!) dans cette photo, on peut en inférer son consentement rétrospectif, mais qu’en est-il de celle qui ne l’accepte pas ou, simplement, n’est pas sur Facebook, ou encore de celle dont on publie une photo sur une plateforme qui n’offre pas de fonctionnalité équivalente? Il me semble bien que ces personnes là pourraient poursuivre l’auteur de la photo. Est-ce un résultat souhaitable? Et même si ce l’est, force est de constater qu’il existe un écart très considérable entre la règle juridique, telle que posée dans le Code civil et dans Aubry, et la norme sociale qui a émergé en réaction au changement technologique après l’adoption de cette règle.

On le sait, la publication sur internet d’images intimes de personnes qui n’y ont jamais consenti est un problème réel et grave. Les conséquences, pour les personnes affectées, sont affreuses, voire même tragiques. Tant mieux si l’article 36 du Code civil pourrait aider les victimes à obtenir réparation des responsables. Cependant, une règle qui est appropriée dans le cas d’images qui, en raison de leur contenu, sont vouées à rester (très) privées ne l’est pas nécessairement pour celles qui sont parfaitement banales, et encore moins pour celles qui peuvent raisonnablement servir à illustrer des sujets d’intérêt public. Comme le dit le prof. Trudel, il est temps que la Cour d’appel et, éventuellement, la Cour suprême se penchent sur les nombreuses questions que le droit à l’image et sa mise oeuvre en droit québécois soulèvent en 2014. Le législateur aussi, d’ailleurs.

Author: Leonid Sirota

Law nerd. I teach public law at the University of Reading, in the United Kingdom. I studied law at McGill, clerked at the Federal Court of Canada, and did graduate work at the NYU School of Law. I then taught in New Zealand before taking up my current position at Reading.

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