Eux non plus

Je voudrais revenir sur le sujet de la laïcité des représentants de l’État, dont j’ai déjà énormément parlé en lien avec la « Charte des valeurs québécoises » proposée par le gouvernement du Québec. Un aspect du débat qui entoure cette proposition que je n’ai pas abordé jusqu’à présent, c’est l’existence d’un assez large consensus sur l’imposition de restrictions sur le port de signes religieux par certains représentants de l’État, ceux qu’on décrit généralement comme exerçant un pouvoir de coercition: les juges, les procureurs de la couronne, les gardiens de prison, et les policiers. Même plusieurs personnes qui se sont opposées à une interdiction qui s’étendrait à d’autres employés des secteurs public et para-public se sont prononcés en faveur de cette mesure plus limitée. Or, elle n’est pas davantage justifiée. Non seulement manque-t-elle de cohérence et n’est fort probablement pas permise par la jurisprudence de la Cour suprême, mais elle souffre du même vice de principe que l’interdiction générale à laquelle elle se veut une alternative raisonnable.

Tout d’abord, la définition d’employés de l’État exerçant un pouvoir coercitif est illogique. Les procureurs de la couronne, par exemple, n’exercent pas eux-mêmes un véritable pouvoir coercitif. Même s’ils sont évidemment un élément important dans un système coercitifs, leurs actions (même, par exemple, dans le cadre de négociations sur des plaidoyers de culpabilité) sont sujettes au contrôle des juges. D’autres employés de l’État, par contre, exercent un pouvoir réel sur des citoyens (pensons, par exemple, à la Régie des alcools, qui peut ― comme nous rappelle la cause de Roncarelli c. Duplessis), ruiner un restaurateur en agissant pour des motifs indus), mais ne sont pas visés par la mesure proposée. Le critère d’exercice de pouvoir coercitif semble une étiquette malhabile collée à une liste de représentants de l’État choisis plutôt en fonction de leur visibilité que de la nature de leurs fonctions. Du reste, une définition cohérente de ce qui est et ce qui n’est pas un pouvoir coercitif de l’État serait probablement très difficile à établir.

Ensuite, la jurisprudence de la Cour suprême en matière d’impartialité des juges permet de mettre en doute la constitutionnalité de l’interdiction proposée. La raison invoquée pour interdire le port de certains signes religieux par des représentants de l’État ― qu’il ne s’agisse que de ceux qui exercent un pouvoir coercitif on non ― c’est le devoir d’impartialité qui incombe à ceux-ci dans l’exercice de leurs fonctions. Or, dans R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, la Cour suprême a statué qu’un juge ne suscite pas une « crainte raisonnable de partialité » même en faisant appel à une expérience et perspective personnelles qui lui sont propres ― dans cette affaire, il s’agissait de l’expérience d’une juge de première instance en tant que membre d’une minorité visible. Comme l’ont écrit les juges McLachlin et L’Heureux-Dubé (eh oui, cette même juge L’Heureux-Dubé qui aujourd’hui, heureusement de sa retraite, défend l’interdiction mur-à-mur de symboles religieux),

il est indubitable que dans une société bilingue, multiraciale et multiculturelle, chaque juge aborde l’exercice de la justice dans une perspective qui lui est propre. Il aura certainement été conditionné et formé par ses expériences personnelles, et on ne peut s’attendre à ce qu’il s’en départisse dès qu’il est nommé juge. …

Il est manifeste, et la personne raisonnable s’y attend, que le juge des faits est à juste titre influencé dans ses délibérations par sa propre conception du monde dans lequel ont eu lieu les faits litigieux. En effet, il doit s’appuyer sur ses acquis antérieurs pour exercer ses fonctions juridictionnelles. (Par. 38-39)

Or, si l’invocation d’expériences personnelles, y compris d’expériences vécues en tant que membre d’un groupe social particulier, ne cause pas de crainte raisonnable de partialité, on ne saurait a fortiori prétendre qu’une crainte de partialité est raisonnable dès le moment où un juge ne fait que manifester son appartenance à un tel groupe, sans que cette appartenance n’affecte son jugement. Et s’il en va de même pour les juges, il doit a fortiori en être autant des autres représentants de l’État. La crainte de partialité des fonctionnaires qui motive l’interdiction du port de symboles religieux n’est pas raisonnable, et ne devrait donc pas être considérée comme une justification suffisante, au sens de l’article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés, pour restreindre la liberté religieuse.

Enfin, au-delà même de considérations pratiques ou juridiques, l’interdiction du port de symboles religieux au nom de la neutralité de l’État, peu importe à qui elle s’appliquerait, est illogique et injuste parce qu’elle suppose que l’appartenance religieuse est synonyme de partialité alors que l’appartenance à toutes sortes d’autres groupes ne l’est pas. Comme j’écrivais déjà dans cette chronique,

l’idée que l’apparence physique d’un fonctionnaire doit être neutralisée pour s’assurer qu’il exercera ses fonctions avec neutralité tient du mirage ou de l’hypocrisie. L’apparence physique d’une personne révèle généralement son appartenance à toutes sortes de groupes : à un sexe, à une race, à une certaine tranche d’âge. On ne songerait pas à imposer la burqa comme uniforme pour les fonctionnaires (hommes et femmes, bien entendu), pour éviter que les citoyens ne sachent s’ils sont servis par un homme ou par une femme, par un blanc ou un noir, un jeune ou une personne âgée.

 Nous savons que le fonctionnaire, le policier, le juge à qui nous faisons face appartient à un ou plusieurs de ces groupes. Pourtant, nous devons, comme citoyens, présumer de leur bonne foi et de leur neutralité.

 L’appartenance religieuse n’est pas différente des autres formes d’appartenance. Elle est, parfois, facilement identifiable. Mais il n’est pas davantage raisonnable de douter de l’impartialité d’une fonctionnaire qui porte le hijab du seul fait qu’elle est musulmane qu’il serait de douter de son impartialité parce qu’elle est une femme.

En bout de ligne, peu importe son champ d’application, l’interdiction de symboles religieux est le fait d’une hostilité à la religion, qu’on vise comme une forme d’appartenance singulièrement pernicieuse ― sans expliquer pourquoi elle l’est. Bien sûr, lorsque cette interdiction ne s’applique dans les faits qu’aux symboles de religions autres que celle de la majorité, elle est aussi manifestement discriminatoire. Le fait de ne l’étendre qu’à un groupe relativement restreint de représentants de l’État n’en change pas l’injustice et l’irrationalité.

Author: Leonid Sirota

Law nerd. I teach public law at the University of Reading, in the United Kingdom. I studied law at McGill, clerked at the Federal Court of Canada, and did graduate work at the NYU School of Law. I then taught in New Zealand before taking up my current position at Reading.

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