Depuis une dizaine de jours, les défenseurs de la Charte de la honte, au premier chef Bernard Drainville, qui en est le ministre responsable, semblent avoir trouvé une nouvelle justification pour leur projet: la lutte à l’intégrisme. M. Drainville prétend désormais que, si on est contre l’intégrisme, on doit être pour la charte, qui serait selon lui un « outil indispensable » pour lutter contre ce phénomène. Ces affirmations sont fausses, comme d’autres, par exemple Rémi Bourget et la Fédération des femmes du Québec l’ont expliqué. Michel Seymour a, à juste titre, qualifié ce discours de « manichéen ». Cependant, ce qui m’intéresse ici, c’est l’effet de cette nouvelle justification supposée sur l’évaluation de la constitutionnalité du projet de loi 60.
Il faut souligner que la lutte à l’intégrisme ne faisait pas partie des justifications invoquées au moment où le projet de la Charte de la honte avait été dévoilé. Dans mon analyse de la constitutionnalité de ce projet, j’en avais relevé trois: le besoin de règles communes ou de balises, la neutralité de l’État et l’égalité entre les hommes et les femmes. Sauf que, comme moi et d’autres l’avons souligné, le projet était peu lié à ces objectifs et, de toute façon, disproportionné. Les objectifs invoqués ne pouvaient en justifier la constitutionnalité. Qu’en est-il donc de la lutte à l’intégrisme?
Selon moi, invoquer cet objectif rendrait l’invalidation de la Charte de la honte plus, plutôt que moins, probable. Car non seulement la Charte est-elle un fort mauvais moyen pour réaliser cet objectif, mais l’objectif en soi n’en est pas un que la législature du Québec est constitutionnellement autorisée à poursuivre.
Le Québec a déjà essayé, dans le passé, de faire la lutte à une idéologie impopulaire et dangereuse par des moyens répressifs. C’était la Loi protégeant la province contre la propagande communiste, mieux connue sous le nom de la « Loi du cadenas ». Dans son célèbre jugement Switzman c. Elbing, [1957] S.C.R. 285, la Cour suprême l’a invalidée, statuant que le discours politique n’était sujet à la réglementation provinciale. À la lecture de ce jugement, les similitudes entre la « Loi du cadenas » et la Charte de la honte deviennent frappantes.
Pour la majorité de la Cour, la mise au ban de l’idéologie communiste que la « Loi du cadenas » visait à accomplir était du droit criminel, domaine réservé exclusivement au Parlement fédéral en vertu de l’article 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, et ce, malgré le fait que l’effet immédiat de cette loi était d’affecter les droits de propriété qui sont, normalement, du ressort de la province. Comme l’expliquait le juge Fauteux, à la p. 320,
[s]eul le Parlement, légiférant en matière criminelle, a compétence pour décréter, définir, défendre et punir ces matières d’un écrit ou d’un discours qui, en raison de leur nature, lèsent l’ordre social ou la sécurité de l’État.
Le juge Taschereau était le seul à croire que la proscription du communisme ne tenait pas du droit criminel et visait seulement « prévenir les crimes, les désordres, comme la trahison, la sédition, les attroupements illégaux, déclarés des crimes par l’autorité fédérale, et pour faire disparaître les conditions qui sont de nature à favoriser le développement du crime » (aux pp. 294-95) ― une liste d’objectifs fort similaires aux effets que les défenseurs de la Charte de la honte imputent à cette dernière. Ainsi, si l’objectif réel de cette Charte est lutter contre l’intégrisme, elle est inconstitutionnelle, car ultra vires de la législature du Québec.
Avant de conclure, cependant, il vaut la peine de s’attarder au jugement du juge Rand. Celui-ci a souligné que, si la loi en cause visait le communisme ou le bolchevisme, aurait tout autant pu viser « n’importe quelle autre doctrine ou théorie économique, politique ou sociale » (p. 305, ma traduction). Ainsi,
[l]’objectif de la loi est de prévenir […] ce qu’on considère être un empoisonnement de l’esprit des hommes, de protéger l’individu de l’exposition à des idées dangereuses, bref, de le protéger des inclinaisons de sa propre pensée (p. 305).
Voilà, encore une fois, qui rappelle drôlement le discours des partisans de la Charte de la honte. Certaines, voire même toutes les formes de croyance religieuse, sont considérés comme un empoisonnement des esprits, et il faut en cacher l’existence pour éviter d’exposer les citoyens à ces idées néfastes. Pourtant, comme le rappelait le juge Rand, notre système de gouvernement démocratique « présuppose la capacité des hommes, agissant librement et maîtres de soi, de se gouverner » (p. 306) sans qu’on impose de l’extérieur des contraintes sur les idées auxquelles ils auront accès. En prétendant que la simple vue d’un symbole religieux encouragera un citoyen à se tourner vers l’intégrisme, les partisans de la Charte de la honte démontrent bien le mépris qu’ils ont pour notre capacité à faire la part des choses.
L’argument de l’intégrisme n’aidera donc pas le gouvernement du Québec à défendre la constitutionnalité de la Charte de la honte. Cependant, si mensonger et voué à l’échec soit-il, il est utile car il nous fait apparaître clairement la généalogie intellectuelle de ce projet. Il ne remonte pas, comme aime le prétendre Jean-François Lisée, à Thomas Jefferson. Son origine est moins ancienne et plus québécoise. Elle se trouve non pas dans le siècle des lumières, mais dans la grande noirceur.
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