Chasser les marchands du temple

J’ai beaucoup écrit cette semaine sur la « Charte des valeurs » avec laquelle le gouvernement péquiste se propose d’enchâsser en loi l’intolérance et la méfiance envers « l’autre », celui ― et surtout celle ― qui ne ressemble pas à ce qu’on est habitué de voir « chez nous », intolérance et méfiance qu’il croit détecter, non sans raison hélas, chez une partie de la population, et grâce auxquelles il compte gagner les votes aux prochaines élections. Et tant pis si c’est une honte internationale. Tant mieux, même, puisque le gouvernement peut s’ériger en défendeur de la nation contre ces étrangers, généralement anglophones, qui veulent lui faire la leçon.

Je pense avoir dit pas mal ce qu’il y avait à dire sans trop me répéter. Je vais donc conclure, du moins provisoirement, en attendant d’autres développements. Et en guise de conclusion, voici un texte que j’ai écrit mardi, tout de suite après la présentation du projet de la « Charte des valeurs ». J’ai essayé de le faire publier ailleurs, ça n’a pas marché, mais je l’aime quand même. Voici.

***

Interdits, donc, les signes religieux ostentatoires, sauf bien sûr qui ne le seront pas, tel le crucifix à l’Assemblée nationale, si le gouvernement du Parti québécois a gain de cause. Cela, Bernard Drainville l’a confirmé aujourd’hui, en annonçant officiellement le projet de « Charte des valeurs » que son gouvernement cherchera à faire adopter par l’Assemblée nationale, sous le regard justement de ce Christ tourmenté.

M. Drainville a raison, du reste, d’affirmer qu’il ne s’agit là que d’une relique patrimoniale et non d’un symbole religieux. Car on est bien loin de cette religion fondée sur la prémisse qu’ «il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ». Dans le Québec de M. Drainville, ces distinctions sont capitales. Un employé juif ou une employée musulmane, s’ils tiennent à leur foi, devront être expulsés de la fonction publique, d’une université, d’un hôpital, d’une école, d’une garderie. Une femme juive ou un homme musulman, ça va. Pour l’instant.

Ce que M. Drainville n’a pas expliqué, en revanche, c’est pourquoi le Québec devrait être tel qu’il se l’imagine, celui de l’interdit, de l’uniformité, de la méfiance, plutôt que celui de l’ouverture, celui qui, avec Gilles Vigneault, mettait «son temps et son espace à préparer le feu, la place pour les humains de l´horizon ». Car les motifs avancés pour justifier les atteintes sans précédent à la liberté individuelle et à l’égalité que la « Charte des valeurs » va opérer ne sauraient convaincre.

La justification sur laquelle M. Drainville a le plus insisté, un besoin de balises communes pour encadrer les demandes d’accommodements, ne suffit guère. Un besoin de balises communes ne justifie pas, en soi, que ces balises soient restrictives. Une « Charte de liberté religieuse » pourrait tout aussi bien servir de point de référence commun. (D’ailleurs, les États-Unis, premier pays à avoir enchâssé dans sa constitution la séparation de l’église et de l’État, ont une loi de cette nature, disposant que toute atteinte à la liberté religieuse doit être justifiée comme étant étroitement adoptée pour réaliser un besoin gouvernemental impérieux.) Pourquoi donc l’approche répressive? M. Drainville ne nous le dit pas.

Le gouvernement invoque aussi la neutralité de l’État et de ses employés. Or, a-t-on vu seulement une allégation, sans parler d’une preuve, d’un manque de neutralité d’un employé de l’État qui affichait son appartenance religieuse? La position du gouvernement n’est pas un argument, c’est de la pure conjecture. Tout comme on doit s’attendre à ce qu’un employé de l’État du sexe, d’un âge ou d’une race différents des nôtres exerce ses fonctions avec intégrité et professionnalisme, on devrait présumer la même chose face une différence religieuse. Pourquoi renverser la présomption dans le seul cas de la religion? M. Drainville ne nous le dit pas.

Finalement, on prétend que la « Charte des valeurs » serait nécessaire pour affirmer l’égalité entre les hommes et les femmes. Pourtant, elle ratisse bien large pour ce faire ― la kippa ou le turban sont-ils des symboles sexistes? Et quant à la véritable cible de cet argument, le foulard des musulmanes pieuses, son interdiction ne servira qu’à exclure ces dernières de la société québécoise. Pourquoi donc une loi qui fera reculer plutôt qu’avancer l’égalité des sexes? M. Drainville ne nous le dit pas.

Au bout du compte, tout porte à croire que les justifications  auxquelles s’accroche le gouvernement ne sont que de la poudre aux yeux des citoyens. La « Charte des valeurs » n’est qu’un exercice partisan, une tentative d’acheter des votes aux frais des minorités. C’est pourquoi, de quelque religion nous soyons ou si nous n’en avons aucune, le temps est venu de nous inspirer de ce Christ qui regarde les délibérations de nos législateurs. Le temps est venu de chasser les marchands du temple de la démocratie.

Author: Leonid Sirota

Law nerd. I teach public law at the University of Reading, in the United Kingdom. I studied law at McGill, clerked at the Federal Court of Canada, and did graduate work at the NYU School of Law. I then taught in New Zealand before taking up my current position at Reading.

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