Le 18 août dernier, le ministre responsable de la Langue française, M. Simon Jolin-Barette, a annoncé qu’il souhaitait voir la Charte de la langue française appliquée aux entreprises sous juridiction fédérale. Une telle mesure forcerait notamment les entreprises fédérales à obtenir un certificat de francisation et à se soumettre à une série d’obligations destinées, comme l’indique le préambule de la Charte, à faire du français « la langue normale et habituelle du travail, […] des communications, du commerce et des affaires ». On estime qu’au Québec, 135 000 travailleurs du secteur privé ne sont ainsi couverts ni par la Charte de la langue française, ni par la Loi sur les langues officielles. Or, cette proposition soulève de sérieux doutes quant à sa constitutionalité, notamment quant à savoir si l’Assemblée nationale a le pouvoir législatif nécessaire pour procéder seule à cet amendement.
L’Assemblée nationale peut-elle procéder seule?
Tout d’abord, il ne fait aucun doute que les « institutions fédérales » comme les départements gouvernementaux ou les sociétés d’état fédérales qui, elles, sont déjà encadrées par la Loi sur les langues officielles, ne sauraient en aucun cas être visées par la législation provinciale. Le chapitre V de la Loi sur les langues officielles établit un régime juridique qui garantit le droit de travailler dans l’une ou l’autre des deux langues officielles. Il s’agit là d’un cas clair de prépondérance fédérale, en vertu de laquelle une loi fédérale valide rend inopérante une loi provinciale autrement valide avec laquelle elle est en conflit.
En ce qui a trait aux entreprises sous juridiction fédérale comme les banques, les entreprises ferroviaires, maritimes, de transport interprovincial et de télécommunications, il est fort probable que les tribunaux jugent que leur assujettissement à des mesures réglementaires linguistiques excède la juridiction de la province. Tel qu’indiqué dans Devine c Québec (procureur général), [1988] 2 RCS 790, la juridiction sur la langue, qui n’est pas explicitement prévue au partage des compétences de 1867, doit être rattachée à un champ de compétence. La langue de travail est considérée par la jurisprudence comme relevant des relations de travail. Ainsi, dans les dernières décennies, plusieurs décisions ont confirmé la compétence fédérale en matière linguistique au sein des entreprises fédérales ainsi que l’inapplicabilité de la Charte de la langue française aux entreprises fédérales situées au Québec, dont Joyal c Air Canada, 1976 QCCS 1211 à la p 1230 et Association des Gens de l’Air du Québec Inc. c Lang, [1977] 2 CF 22 au para 39, ainsi que plus récemment Girard c Telus Québec inc., 2006 QCCRT 236 et Léveillé c Conseil canadien des Teamsters, 2011 CCRI 616.
Or, des auteurs ont récemment affirmé que des revirements jurisprudentiels en matière d’exclusivité des compétences justifiaient un changement de paradigme sur cette question. Se basant sur l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, ils affirment que, du fait que la doctrine d’exclusivité des compétences ne s’applique que lorsqu’une mesure législative entrave le contenu « essentiel » de la compétence de l’autre ordre de gouvernement, la Charte de la langue française peut être appliquée aux entreprises fédérales. Pourtant, ce raisonnement ne tient pas la route et ce, pour deux raisons. D’abord, il fait abstraction de la jurisprudence pertinente en la matière. Ensuite, il sous-estime l’impact qu’a la Charte de la langue française sur les activités habituelles d’une entreprise.
Premièrement, pour conclure que la Charte de la langue française peut s’appliquer à des entreprises fédérales, ces auteurs écartent une importante décision, NIL/TU,O Child and Family Services Society c B.C. Government and Service Employees’ Union, 2010 CSC 45. Dans cette affaire, la Cour suprême tranche que le test de l’exclusivité des compétences n’est pas approprié pour examiner les questions de compétences en matière de relations de travail, lui préférant un test en deux étapes. La première étape est le test du « critère fonctionnel ». Il faut alors examiner la nature de l’entité, son exploitation et ses activités habituelles pour voir s’il s’agit d’une entreprise fédérale. Dans un tel cas de figure, les relations de travail seront assujetties à la réglementation fédérale plutôt qu’à la réglementation provinciale. Si – et seulement si – la première étape du test n’est pas concluante, il faut alors se tourner vers la seconde et se demander si la mesure proposée entrave le cœur de la compétence fédérale.
En l’espèce, il ne fait aucun doute que l’application du test du « critère fonctionnel » mine toutes les chances de Québec de voir la Charte de la langue française être appliquée aux entreprises fédérales. Pas question ici de se demander si la Charte de la langue française entrave le contenu « essentiel » du chef de compétence fédéral. Le simple fait que les activités habituelles des entreprises fédérales soient justement de nature fédérale suffit à les soustraire à l’application de la Charte de la langue française.
Deuxièmement, même si c’était le test de la doctrine de l’exclusivité des compétences qui devait être retenu, il est clair que la Charte de la langue française entrave le « contenu essentiel » des champs de compétence fédéraux correspondants, comme la poste, les banques, le transport interprovincial, la navigation, etc. Le critère de l’entrave n’équivaut pas à une paralysie ou une stérilisation selon Rogers Communications Inc. c Châteauguay (Ville), 2016 CSC 23au para 70. Ainsi, dans Banque de Montréal c Marcotte, 2014 CSC 55 au para 66, la Cour suprême du Canada laisse entendre qu’une loi provinciale sera déclarée invalide si elle «restreint» les activités d’une entreprise fédérale. Or, la Charte de la langue française est on ne peut plus intrusive. Elle exige des entreprises qu’elles se soumettent à une analyse étendue de leurs activités (art 141). Elle régit notamment la langue de communication d’un employeur avec ses employés (art 41), des offres d’embauche et de promotion (art 41), des conventions collectives (art 43), interdit de congédier, de mettre à pied, de rétrograder ou de déplacer un employé qui ne parle pas assez bien une langue autre que le français (art 45), interdit d’exiger à l’emploi une langue autre que le français si ce n’est pas nécessaire (art 46), etc. De plus, le fait pour une entreprise de ne pas se plier aux exigences de la Charte de la langue française peut être lourd de conséquences. La politique gouvernementale en matière linguistique prévoit que les entreprises de 50 employés et plus qui ne possèdent pas de certificats de francisation ne se verront accorder ni contrat, ni subvention, ni avantage par l’administration publique. De plus, les amendes prévues à la Charte de la langue française pour une première infraction peuvent aller jusqu’à 6 000$ pour un particulier et jusqu’à 20 000$ pour une entreprise (art 205).
Existe-t-il des alternatives?
Ainsi donc, si la réglementation linguistique des entreprises fédérales relève du Parlement, comment le gouvernement québécois pourrait-il s’y prendre pour faire appliquer la Charte de la langue française aux entreprises fédérales?
Premièrement, certains auteurs ont suggéré que le Parlement pourrait déléguer aux provinces son pouvoir législatif en matière linguistique. Toujours selon ce courant de pensée, le gouvernement du Québec pourrait demander au Parlement de lui déléguer son pouvoir de réglementer l’utilisation de la langue française au sein des entreprises fédérales. Or, il semble que ce raisonnement soit erroné. En effet, s’il est vrai, comme le font remarquer ces auteurs, que le Parlement peut légitimement déléguer ses pouvoirs réglementaires linguistiques à un territoire comme il l’a fait pour le Nunavut, la délégation aux provinces de pouvoirs législatifs est proscrite par les tribunaux depuis Nova Scotia Inter-delegation, [1951] SCR 31.
Deuxièmement, Québec pourrait demander au Parlement qu’il incorpore à sa propre législation un renvoi à la Charte de la langue française. Cette façon de procéder a été reconnue comme étant valide par les tribunaux canadiens depuis Coughlin v Ont. Highway Transport Bd., [1968] SCR 569. En vertu de cette méthode de référencement, toute modification ultérieure de la Charte de la langue française par l’Assemblée nationale s’appliquerait immédiatement et automatiquement aux entreprises fédérales en vertu de A.G. for Ontario v Scott, [1956] SCR 137. Il s’agit là d’une façon de procéder plus respectueuse des principes de droit constitutionnel canadien, mais aussi de celle qui requiert le plus de volonté politique. La Charte de la langue française a toujours fait l’objet d’un feu nourri de critiques au Canada anglais et il serait plutôt surprenant de voir le gouvernement fédéral l’adopter implicitement en y faisant référence dans sa propre législation. D’ailleurs, si le Parti Conservateur, le NPD, le Bloc Québécois et le Parti Vert s’étaient engagés aux dernières élections à faire appliquer la Charte de la langue française aux entreprises fédérales conformément à la demande du premier ministre du Québec, le Parti Libéral, lui, n’avait pas fait de même. Justin Trudeau s’était d’ailleurs opposé par le passé à un renforcement de la Charte. Parions que des discussions musclées sont à venir dans les prochains mois entre Ottawa et Québec.