Charte de la honte et fédéralisme (II)

J’ai soutenu hier, me fondant sur l’arrêt de la Cour suprême dans  Saumur c. City of Québec, [1953] 2 SCR 299, que la constitution ne permet pas aux provinces d’adopter des lois dont le caractère véritable consiste à limiter la liberté de religion (même si elles peuvent adopter des lois qui ont la limitation de la liberté religieuse comme effet incident). Cette conclusion n’est pas libre de tout doute, mais elle m’apparaît défendable. Il faut donc nous demander si, advenant son acceptation par les tribunaux, elle mènerait ceux-ci à conclure à l’inconstitutionnalité de certaines dispositions de la Charte de la honte. Cette question, comme je l’expliquais hier, est d’une importance capitale, car un jugement à l’effet que la Charte de la honte excède la compétence de l’Assemblée nationale ne pourrait pas être contourné par le recours à la clause nonobstant de la Charte canadienne des droits et libertés, contrairement à un jugement fondé sur la violation de la liberté de religion.

Comme l’explique la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837, aux par. 63-65,

[l]es tribunaux canadiens utilisent l’analyse du « caractère véritable » pour juger de la validité constitutionnelle des lois du point de vue du partage des compétences.  Le recours à cette doctrine suppose de se pencher sur l’objet et les effets de la loi comme première étape pour décider si elle relève d’un chef de compétence donné. …

La preuve intrinsèque, telles les dispositions qui énoncent les objectifs et la structure générale du texte législatif, peut en révéler l’objet.  La preuve extrinsèque, comme le Hansard ou d’autres comptes rendus du processus législatif, peut aussi contribuer à déterminer quel est l’objet d’un texte législatif.  Par ailleurs, les effets d’un tel texte s’entendent de son effet juridique ainsi que des conséquences pratiques de son application …

Quel est donc le caractère véritable de la Charte de la honte, et particulièrement de ses articles 5 (celui qui interdit le port de symboles religieux « ostentatoires » à tout « membre du personnel d’un organisme public ») et  10 (qui autorise le gouvernement à imposer la même interdiction aux employés de compagnies ou organismes privés avec qui il fait affaire ou qu’il subventionne)?

En ce qui concerne l’objet de ces dispositions, le gouvernement soutiendra qu’elles visent, selon les termes du préambule de la Charte de la honte, à « affirme[r] les valeurs que constituent la séparation des religions et de l’État ainsi que la neutralité religieuse et le caractère laïque de celui-ci » et à mettre en oeuvre ces valeurs. En soi, ces objectifs ne peuvent être critiqués, puisqu’un gouvernement provincial a bien sûr le droit (et même le devoir) d’assurer son caractère laïc. Cependant les affirmation d’un gouvernement au sujet des objectifs poursuivis par une loi ne peuvent pas être acceptés sans examen critique. À cet égard, les tribunaux devraient tenir compte des affirmations du ministre responsable du projet de Charte de la honte, Bernard Drainville, rattachant ce projet à une supposée lutte à « l’extrémisme » qui, comme je l’expliquais ici, relève du droit criminel plutôt que d’une quelconque compétence provinciale. Cependant, c’est en tenant compte des effets de la Charte de la honte que son objet et son caractère véritable deviennent plus clairs.

Ces effets consistent, on le sait, essentiellement à exclure de la sphère gouvernementale dans son sens le plus large, et même de certaines parties du secteur privé, les manifestations visibles de certaines religions ― mais pas de la religion réelle ou notionnelle de la majorité. La situation est donc similaire à celle qui était en cause dans Saumur, où la Cour suprême a invalidé une règle d’apparence neutre qui servait en fait ― et dont on savait qu’elle allait servir ― à éliminer les manifestations d’une religion précise. Le fait qu’une loi qui prétend affirmer et mettre en oeuvre la laïcité de l’État ne s’occupe aucunement d’entorses réelles à ce principe qui existent au Québec, qu’il s’agisse du crucifix à l’Assemblée nationale ou de prière dans les conseils municipaux suggèrent également que son caractère véritable consiste non pas en l’affirmation de la laïcité, mais en l’exclusion sélective de certaines manifestations religieuses jugées indésirables.

La forme même de la Charte de la honte est un indice important de ce qu’elle est réellement une loi visant à limiter la liberté de religion. Le gouvernement dira qu’elle est une loi relative à la « la tenure des charges provinciales » (par. 92(4) de la Loi constitutionnelle de 1867) dans la mesure où elle s’applique aux fonctionnaires, une loi relative à « l’administration des prisons publiques » (92(6)) dans la mesure où elle s’applique aux gardiens de prison, une loi relative aux « institutions municipales dans la province » (92(8)) dans la mesure où elle s’applique aux employés municipaux, etc. Sauf que, justement, le fait même qu’il s’agisse d’une seule et même loi suggère fortement, me semble-t-il, qu’elle concerne fondamentalement les manifestations de croyances religieuses, et non ces autres objets par lesquels on tentera de la justifier. Autrement dit, ce n’est pas une loi pour l’administration de la fonction publique, des prisons, des municipalités etc. qui a des effets incidents sur des pratiques religieuses. C’est plutôt, par son caractère véritable, une loi réprimant certaines pratiques religieuses qui a des effets incidents sur la fonction publique, les prisons, les municipalités etc. 

Or, une telle loi, selon une pluralité de juges dans Saumur, relève du droit criminel, et donc de la compétence fédérale en vertu du paragraphe 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867. L’Assemblée nationale ne peut validement l’adopter.

Author: Leonid Sirota

Law nerd. I teach public law at the University of Reading, in the United Kingdom. I studied law at McGill, clerked at the Federal Court of Canada, and did graduate work at the NYU School of Law. I then taught in New Zealand before taking up my current position at Reading.

5 thoughts on “Charte de la honte et fédéralisme (II)”

  1. One needn’t go so far back as Saumur to make this argument. The principle is re-affirmed in Big M Drug Mart. At para. 149, the majority states: “…the federal Parliament’s legislative competence to enact the Lord’s Day Act depends on the identification of the purpose of the Act as compel­ling observance of Sunday by virtue of its religious significance. Were its purpose not religious but rather the secular goal of enforcing a uniform day of rest from labour, the Act would come under s. 92(13), property and civil rights in the province and, hence, fall under provincial rather than federal competence…” Clearly, the inverse must also be true.

    Also, in her concurring judgement Wilson rightly points out that the division of powers analysis is antecedent to the Charter analysis, which I think is an important point (though some may think it obvious).

    (Incidentally, the cited passage from the Securities Reference is interesting to compare to Wilson’s reasons, since she claims that it is precisely the difference in emphasis placed on legislative intent [“pith and substance”] rather than effects that distinguishes the division of powers analytic from the Charter analytic].

  2. Il me semble possible de soutenir la thèse selon laquelle, du point de vue du partage des compétences, la liberté de religion se présente comme les droits ancestraux et issus de traités des peuples autochtones. Ainsi elle relèverait essentiellement de la compétence fédérale – ici en vertu de 91(27) au lieu de 91(24), LC 1867. Les législateurs provinciaux pourraient donc intervenir pour la protéger contre leur propre législation, ou pour la restreindre dans certaines limites si c’est dans la poursuite d’un autre but, autrement dit cette restriction est un moyen, non une fin. Par contre, ils ne pourraient pas la supprimer, ni même intervenir dans le but de la restreindre. Voilà la manière dont se rapportent en droit du fédéralisme, historiquement et logiquement antérieur, les droits constitutionnels des peuples autochtones.

  3. J’aimerais ajouter que je ne suis pas du tout certain que, pour défendre la thèse selon laquelle le législateur québécois n’est pas compétent pour adopter un projet tel que l’était le projet de loi no 60, il ne faut pas remonter jusqu’à Saumur. Dans Big M Drug Mart, la loi en cause a, entre autres, été jugée être le produit de l’exercice valide de la compétence fédérale sur le droit criminel, non seulement en raison de son objet religieux, mais aussi car il s’agissait d’un recours à la sanction pénale. Ainsi, si l’objet avait été “laïque”, une telle loi aurait pu ressortir plutôt en partie à la compétence provinciale sur la propriété et les droits civiles, en partie (on le devine), à la compétence qu’ont les législateurs provinciaux d’assortir leurs lois de sanctions pénales. Il serait donc à mon sens difficile de s’en contenter pour soutenir que le législateur québécois n’est pas compétent pour interdire le port de signes religieux “ostentatoires” par les fonctionnaires provinciaux ainsi que par certains employés des secteurs para-public et privé. Pour ce faire, il faut quelque chose en plus, en vertu de quoi les législateurs provinciaux, peu importe les moyens qu’ils prennent, ne peuvent “toucher” à la liberté de religion d’une manière qu’il resterait à préciser. Voilà tout l’intérêt que conserve l’arrêt Saumur, à mon humble avis, dont il faut souligner que la thèse, défendue par quatre juges, qui nous intéresse ici n’est pas démentie mais envisagée par deux autres juges. Maintenant, de soutenir que – du point de vue du partage des compétences – les législateurs provinciaux ne peuvent “restreindre” la liberté de religion serait à mon avis déraisonnable, car cela est établi, sur un autre plan, à la fois par le texte de l’article premier de la Charte et la jurisprudence y relative. Reste l’hypothèse d’une incompétence provinciale à légiférer dans le BUT de restreindre la liberté de religion. Cela serait déjà injustifié au sens de l’article premier de la Charte, mais une interdiction équivalente en droit du partage des compétences ne pourrait pas être levée par un recours au mécanisme dérogatoire prévu par l’article 33 de la Charte.

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