L’Uber et l’argent d’Uber

Une poursuite contre Uber carbure à l’ignorance économique

Certaines personnes qui ont eu recours aux service d’Uber la nuit du Nouvel an ont payé cher. Très cher même, dans certains cas. Car, contrairement aux taxis traditionnels dont les prix sont toujours les mêmes, Uber pratique ce que l’entreprise appelle le « prix dynamique » ― un prix qui fluctue, parfois très rapidement, en fonction de la demande pour ses voitures qui existe à un endroit et à un moment donné. Puisque la demande était très forte et très concentrée à la fin des festivités du réveillon, les prix ordinaires ont été multipliés par un facteur parfois très élevé ― facteur dont un client qui commandait une course était avisé, et qu’il devait même entrer, manuellement, dans l’application afin de pouvoir passer sa commande.

Or, on apprenait vendredi qu’une des clientes d’Uber, Catherine Papillon, qui a payé 8,9 fois le prix ordinaire pour sa course, veut intenter un recours collectif contre l’entreprise, à moins que celle-ci ne la rembourse. Représentée par Juripop, elle prétend avoir été lésée par le prix « anormalement élevé[…] » qu’elle a payé. Quant au consentement qu’elle a donné en commandant sa course, elle soutient que celui-ci ne peut lui être opposé vu la lésion qu’elle a subie. Elle affirme, du reste, ne pas avoir compris ce que le « 8,9 » qu’elle a entré en passant sa commande voulait dire.

Patrick Lagacé explique bien, dans une chronique parue dans La Presse, pour les personnes dans la situation de Mme Papillon ne méritent pas notre sympathie:

La nuit du Nouvel An, vous le savez sans doute, est la pire nuit où tenter de trouver un taxi. J’ai personnellement frôlé l’amputation du gros orteil droit, un 1er janvier de la fin du XXe siècle, en tentant de trouver un taxi au centre-ville de Montréal pour me ramener à bon port, au petit matin. Des centaines, peut-être des milliers d’autres cabochons dans la même situation que moi cherchaient eux aussi des taxis, introuvables…

Un détail révélateur du récit de Mme Papillon suggère qu’elle aussi se retrouvait dans une situation similaire : elle « a expliqué qu’elle s’est inscrite sur Uber “en cinq minutes”, peu avant de faire appel à la compagnie dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier ». On ne sait pas encore pourquoi elle l’a fait, mais on peut deviner, n’est-ce pas? (Et les avocats d’Uber ne manqueront pas, j’en suis sûr, de lui poser la question pour confirmer la réponse dont on se doute.) Alors, écrit M. Lagacé, quand les gens acceptent de payer un prix, fût-il exorbitant, qui leur est clairement annoncé, pour s’épargner la recherche futile d’un taxi qui n’arrive jamais, eh bien, c’est un choix qu’ils font et dont ils devraient assumer la responsabilité.

Le droit voit-il les choses d’une manière différente? Je ne suis pas civiliste, encore moins spécialiste du droit de la consommation. Je ne prétendrai donc pas émettre de pronostic sur l’issue de la cause de Mme Papillon. Je crois, cependant, pouvoir émettre une opinion sur ce que le résultat de ce recours devrait être si les juges qui en disposeront s’en tiennent aux principes élémentaires qu’il met en cause.

Ces principes sont non seulement, et peut-être même pas tant, moraux qu’économiques. Les biens et les services n’ont pas de valeur intrinsèque qui pourrait servir à déterminer leur prix « juste ». Leur prix sur un marché libre dépend de l’offre et de la demande. Il s’agit, en fait, d’un signal. Si un service ― par exemple une course en taxi ― commande un prix élevé, les vendeurs ― par exemple, les chauffeurs ― savent qu’ils feront beaucoup d’argent en offrant le service en question. Plusieurs vendeurs s’amènent donc sur le marché ― par exemple, dans les rues du Vieux-Montréal ― pour offrir leurs services aux acheteurs. En même temps, le prix élevé signale aux acheteurs que s’ils le veulent acquérir le service, il leur en coûtera cher. Ceux qui tiennent à l’obtenir le feront, alors que d’autres trouveront des alternatives ou attendront. C’est ainsi que le nombre de vendeurs et d’acheteurs s’équilibre, et que ceux qui sont prêts à payer sont servis rapidement. Uber prétend que ceux qui ont voulu utiliser son service le matin du Jour de l’An n’ont attendu qu’un peu plus de quatre minutes, en moyenne, grâce au nombre record de chauffeurs qui étaient sur la route. Personne parmi eux, on peut parier, n’a « frôlé l’amputation du gros orteil droit », comme M. Lagacé jadis. 

Son histoire est, par ailleurs, un bon rappel de ce qui arrive si les prix ne peuvent pas augmenter en réponse à une forte demande ― par exemple parce qu’ils sont fixés par décret gouvernemental, comme le sont les prix du taxi traditionnel. Puisque les prix n’augmentent pas, les vendeurs n’ont aucune raison supplémentaire d’entrer sur le marché, et il n’y en a pas plus que d’habitude. Si, en plus, le nombre de vendeurs est limité ― par exemple, parce que le gouvernement fixe un nombre maximal de licenses de taxi ― il ne peut pas augmenter pour répondre à une demande exceptionnelle par définition. Dès lors, c’est l’attente et la chance, plutôt que la volonté de payer qui déterminent qui recevra et qui ne recevra pas le service ― et les engelures s’ensuivent.

J’en arrive aux questions juridiques qui se poseront dans la poursuite contre Uber. Mme Papillon et ses avocats prétendront sans doute que le contrat qui fait en sorte qu’une course de taxi qui coûte 80$ au lieu d’une dizaine « désavantage le consommateur  […] d’une manière excessive et déraisonnable », ce qui, en vertu de l’article 1437 du Code civil du Québec, donne ouverture à la réduction de l’obligation qui découle de ce contrat ― en l’occurrence, du prix payé par Mme Papillon. Ils soutiendront aussi qu’il s’agit d’un cas où « la disproportion entre les prestations respectives des parties est tellement considérable qu’elle équivaut à de l’exploitation du consommateur, ou que l’obligation du consommateur est excessive, abusive ou exorbitante », ce qui permet également au consommateur de demander la réduction de ses obligations, en vertu cette fois de l’article 8 de la Loi sur la protection du consommateur. Ils auront tort.

Car penser que la prestation d’Uber se limite au déplacement de son client, c’est ignorer les principes économiques fondamentaux que je viens d’exposer. Uber ne fait pas que déplacer son passager d’un point de départ à un point d’arrivée. Avant même de pouvoir le faire, Uber s’assure d’abord qu’il y aura une voiture pour cueillir le client ― et qu’elle sera là en un temps utile ou, du moins, assez court pour que le client ne se gèle pas les extrémités. C’est ça aussi, la prestation d’Uber, et la raison pour laquelle les gens font appel à ses services même lorsque ceux-ci sont plus chers que le taxi traditionnel. Et c’est pour s’assurer de livrer cette prestation qu’Uber doit faire augmenter ses prix lorsque la demande pour ses services est particulièrement forte. Le recours de Mme Papillon, qui fait abstraction de cette réalité, est, dès lors, fondé sur l’ignorance des règles économiques de base ou sur l’aveuglement volontaire face à celles-ci. Si les juges qui se prononcent sur ce recours comprennent ces règles, ils le rejetteront du revers de la main.

S’ils souhaitent raisonner a contrario, les juges pourront, par ailleurs, se demander quelle serait la réparation qu’ils devraient accorder s’ils faisaient droit à la demande de Mme Papillon. Il s’agirait, de toute évidence, d’une réduction du prix payé ― mais une réduction jusqu’à quel point? Si un commerçant réussit à flouer un consommateur en lui faisant payer un prix exorbitant, mais qu’il remplit, par ailleurs, ses obligations en vertu du contrat, il semble juste de réduire le prix jusqu’à celui qui prévaut sur le marché. Or, y a-t-il un tel prix dans les circonstances qui nous intéressent? Le prix du taxi traditionnel n’a rien à voir avec celui du marché, non seulement parce qu’il est le produit d’un fiat gouvernemental, mais aussi parce que, de toute évidence, ce n’est un prix d’équilibre, c’est-à-dire un prix auquel l’offre et la demande se rejoignent. Au prix du taxi traditionnel, la demande est de loin supérieure à l’offre ― d’où l’orteil gelé de M. Lagacé. Comment un tribunal s’y prendrait-il pour déterminer le prix du marché en l’absence, justement, d’un marché ― autre que celui qu’Uber a créé? Il ne pourrait le faire que d’une façon parfaitement arbitraire, ce qui serait contraire à notre compréhension habituelle du rôle des tribunaux. (J’avais déjà soulevé un problème similaire en parlant d’un recours contre la SAQ, fondé, lui aussi, sur l’article 8 de la Loi sur la protection du consommateur.) Comment est-ce qu’un tribunal saurait, en fait, que le prix exigé par Uber n’est pas le prix du marché? C’est à Mme Papillon, en tant que demanderesse, de le prouver, me semble-t-il. Je ne vois pas comment elle pourrait le faire.

Un mot, en conclusion, sur la position de Juripop dans cette histoire. Cet organisme n’est pas un bureau d’avocats ordinaire qui défend la cause de ses clients, fût-elle guidée par la plus pure cupidité. C’est soi-disant une « clinique juridique », une « entreprise d’économie sociale », dont la mission consiste à « soutenir l’accessibilité [sic] des personnes à la justice ». Or, Juripop ne se place pas du côté de la justice en appuyant Mme Papillon. Car la justice ne consiste pas à se déresponsabiliser face aux conséquences annoncées d’actions qu’on a posées, comme elle cherche à le faire. Et la justice ne peut pas se réaliser dans l’ignorance des lois économiques. Comme le disait fort sagement Friedrich Hayek dans La route de la servitude, « [i]l peut sembler noble de dire, “au diable la science économique, bâtissons plutôt un monde décent” ― mais c’est en fait simplement irresponsable » (je traduis). Les québécois le savent, d’ailleurs: ce n’est pas réclamer justice que de vouloir le beurre et l’argent du beurre.

Author: Leonid Sirota

Law nerd. I teach public law at the University of Reading, in the United Kingdom. I studied law at McGill, clerked at the Federal Court of Canada, and did graduate work at the NYU School of Law. I then taught in New Zealand before taking up my current position at Reading.

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