Chicane de cours, bis

La querelle constitutionnelle entre la Cour supérieure et le gouvernement du Québec mérite le sérieux, pas la dérision

Plus d’un mois après qu’on en eut appris l’existence, la requête des  juges de la Cour supérieure visant à faire déclarer inconstitutionnelles les compétences exclusives sur les poursuites civiles de 10 000$ à 85 000$ et sur le contrôle judiciaire de certains tribunaux administratifs assignées par le législateur québécois à la Cour du Québec commence à faire parler d’elle. La fin de semaine dernière, Yves Boisvert y est allé d’une chronique vitupératrice dans La Presse et Robert Dutrisac, d’un éditorial un peu plus sobre, mais tout aussi indigné et un peu parano de surcroît, dans Le Devoir. Au-delà des erreurs juridiques qu’elles contiennent, ces élucubrations sont surtout remarquables par le peu de cas qu’elles font de la constitution et leur empressement à blâmer une seule partie dans une dispute où l’autre mérite tout autant, sinon davantage, comme je l’expliquais déjà lorsque les procédures ont été amorcées, d’être condamnée.

M. Boisvert compare la requête des juges de la Cour supérieure à celle du « gars qui a réclamé 67 millions à son nettoyeur pour avoir perdu son pantalon ». Il reconnaît pourtant ― au 17e paragraphe sur les 24 que compte son chef-d’oeuvre ― que « [t]echniquement, l’argument est sérieux ». Cependant, il n’en a cure, de ces détails techniques. Que la Cour supérieure, censément tribunal de droit commun, se trouve presque sans dossiers civils dans plusieurs régions du Québec n’est qu’un « “problème” » ― avec des guillemets. Que l’enjeu soit « discuté depuis des années par des experts et par des juges » (c’est au moins une décennie, comme je l’indiquais dans mon premier billet sur le sujet), c’est apparemment sans importance. Tout ça ne serait qu’ « [u]ne façon comme une autre de célébrer le 150e anniversaire de la Constitution », voire même de « ramener à 1867 » notre système judiciaire. Et que le gouvernement du Québec ait été au courant de tout ça, pressé par les juges d’éviter une confrontation inconvenante dans leur propre cour, et n’ait pas pris éviter l’apparence de conflit en renvoyant la cause devant la Cour d’appel est bien normal, puisqu’il ne saurait être question de « faciliter ce débat oiseux ».

M. Dutrisac, lui, écrit que le « Québec […] détient la compétence exclusive de l’administration de la justice », et que puisque « la Cour du Québec […] en mène plus large que les autres cours provinciales[,] en matière de justice, le Québec est en quelque sorte une société distincte ». Il soutient que la requête des juges serait un « coup de force » visant à « remettre le Québec à sa place en matière de justice, dans un esprit de soumission constitutionnelle ».

Autant M. Boisvert que M. Dutrisac s’insurgent face à la décision des juges de lancer ces procédures alors que le système de justice s’ajuste encore aux exigences en matière de délais édictées par la Cour suprême dans l’arrêt R c Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 RCS 631. Cependant, leurs arguments à l’effet que tout le débat sur la limites de la compétence de la Cour du Québec serait « oiseux » sinon une sinistre tentative d’éradiquer la différence québécoise en matière de justice s’appliquerait tout autant en l’absence de ces ajustements. Il est vrai que, si les juges de la Cour supérieure ont gain de cause, d’importants changements devront être faits au système de justice. Or, ces changements auraient dérangé peu importe quand il aurait fallu les faire, et plus on attend, plus ils seront dérangeants le moment venu.

Car, comme M. Boisvert finit bien par l’admettre, l’argument des juges est sérieux. La constitution, n’en déplaise aux journalistes, n’est pas qu’un détail technique ou une curiosité intellectuelle. C’est encore moins un instrument de « soumission » pour le Québec. Le respect de la constitution c’est la condition même de légitimité de l’État québécois, comme de l’État canadien, bien sûr, ou de n’importe quel autre. Quand l’État déclare, par sa conduite (y compris sa législation) ou les paroles ou le silence de ses représentants, que le respect de la constitution l’indiffère, il y renonce, du moins en partie. Et il lance un avertissement à ses citoyens : hier, ce n’était que le partage des compétences en matière du système judiciaire que l’État québécois négligeait ; aujourd’hui, c’est aussi l’indépendance de la magistrature, à laquelle il a le devoir de contribuer, et qu’il aurait dû préserver en renvoyant cette question du partage des compétences à la Cour d’appel ; qu’est-ce que ce sera demain? En reconnaissant ses obligations constitutionnelles, l’État ne fait pas preuve de soumission (envers qui, au juste, M. Dutrisac?), mais bien de respect envers ceux et celles qu’il est censé servir ; ou, si tant est qu’il s’agit de soumission, c’est de cette soumission que les juristes médiévaux imposaient déjà aux rois d’Angleterre, en disant que Rex non debet esse sub homine, sed sub Deo et lege ― le Roi ne doit point être le sujet d’un autre homme, mais de Dieu et de la loi.

Je mentionnais plus haut les erreurs juridiques de MM. Boisvert et Dutrisac. Elles sont plutôt flagrantes ― et diamétralement opposées. Le premier dit que « [l]a Constitution de 1867 réserve au fédéral le pouvoir de créer les cours de droit commun »; le second, que le « Québec […] détient la compétence exclusive de l’administration de la justice ». Les deux ont tort. Le fédéral ne crée pas les tribunaux de droit commun, même s’il nomme leurs juges. Toutefois, la compétences des provinces en matière d’administration de la justice, même si elle est décrite comme exclusive à l’article 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867, est limitée par ce pouvoir de nomination du fédéral, et par les restrictions supplémentaires que la jurisprudence a dérivées de ce pouvoir. Ce schéma constitutionnel est (délibérément) complexe, mais il est troublant que l’on veuille dénigrer les efforts visant à le préserver sans même en comprendre le fonctionnement.

Pour sa part, M. Dutrisac exagère aussi le caractère unique du Québec en matière de la compétence de la cour provinciale. Comme je le mentionnais dans mon premier billet, cette compétence va jusqu’au seuil de 50 000$ en Alberta. C’est certes moins qu’au Québec, mais l’ordre de grandeur est le même, et démontre bien que le Québec est, ici encore, moins « distinct » du reste du pays que les nationalistes ne le prétendent, et que la requête des juges de la Cour supérieure n’est pas une attaque contre la spécificité québécoise, mais soulève au contraire des questions d’un vif intérêt pour le pays tout entier.

Et c’est pourquoi je reviens à ma suggestion, formulée le mois dernier, que le gouvernement fédéral devrait intervenir dans le débat en formulant un renvoi à la Cour suprême pour le trancher. L’enjeu est d’importance nationale, sa résolution ne nécessite pas l’établissement d’une trame factuelle, et le fédéral aussi a une responsabilité de préserver les apparences d’impartialité de la magistrature. Puisque le gouvernement du Québec ne veut pas faire sa part, et que même les journalistes québécois semblent disposés à louer son attitude et à ne condamner que les juges, le fédéral, qui peut agir, doit le faire.

Author: Leonid Sirota

Law nerd. I teach public law at the University of Reading, in the United Kingdom. I studied law at McGill, clerked at the Federal Court of Canada, and did graduate work at the NYU School of Law. I then taught in New Zealand before taking up my current position at Reading.

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