Montreal and Aboriginal Law

Is Montreal built on unceded Indigenous land? No, actually

Guest post by Maxime St-Hilaire

This post is translated and adapted (by L.S.) from the original version published at À qui de droit

I have recently had an email exchange with a colleague from McGill, and noticed that their signature included the following statement: “McGill University is located on unceded Indigenous land Tiohtià:ke – Montreal”. Tiohtià:ke is the Mohawk name of the Monreal area. As the colleague in question is not an expert in this area, I surmise that this assertion is in more or less common use at McGill. 

And not only there. For instance, on October 26, 2021, Radio-Canada’s “Indigenous Spaces” page published an op-ed by a “lawyer specializing in aboriginal law for about 10 years” under the heading “Montreal, unceded territory: what does the law say”? Here is an excerpt:

Montreal is an unceded Indigenous territory. This is an unchallengeable fact. You can search the archives night and day, you will find no evidence to the contrary. Never did an Indigenous nation give these lands to the ancestors of the non-Indigenous Canadians.

Indeed, what really happened was quite different. When Jacques Cartier made his first visit, having erected his cross at Gaspé, and when de Maisonneuve et Jeanne Mance first began settling the island, they didn’t ask for anyone’s permission. They unilaterally decided to take possession of these lands as if they had been unoccupied.

Already the following year [i.e. after the foundation of Montreal], the Guardians of the Eastern Gate of the Haudenosaunee Confederation (i.e. the Mohawk) set out on a reconnaissance mission to meet the new French settlers. A series of Iroquois raids on Ville-Marie [as Montreal was then known] follows, in an attempt to dislodge the invaders. Thus, by then, the Mohawks already occupied the Upper-Saint-Lawrence region.

Claims to the effect that these lands were unoccupied are rooted in the discovery myth, also known as the terra nullius doctrine.

Of course, there is a debate as to which Indigenous people occupied the territory of the island of Montreal. Anichinabé, Mohawk, Abénaki and other Indigenous nations may have done so at one point or another in their history. The island may have served as a gateway or a shared space. But this debate (which the nations concerned should settle themselves) takes nothing away from the fact that Indigenous peoples were present on the island before any of those whose ancestors got off a boat.

This gets any number of things wrong. The op-ed purports to answer the question “what does the law say?”. But as a matter of positive Canadian state law, the 2005 companion cases of Marshall and Bernard suggest that, in order to claim Aboriginal title to a territory, an Indigenous group must have occupied it exclusively (and “sufficiently”) at the moment of the British assertion of sovereignty. So far as Montreal is concerned, the relevant time is that of the Treaty of Paris and the Royal Proclamation: 1763. Yet at that point, the island of Montreal was not occupied by any Indigenous people in the necessary way.

Moreover, it is pointless to look for a cession in an area where, as a matter of fact, European settlement only occurred outside the territories occupied by Indigenous peoples ― as seems to have generally been the case in New France (see Michel Morin and also Sylvio Normand’s writings). Thus, even if we were to ignore the importance of the British assertion of sovereignty in Canadian law, and set the relevant time earlier, back to French settlement of Montreal, still it would be fruitless to look for cession or to describe this territory as “unceded”.

And furthermore, while French public law and treaties were not given effect by British and then Canadian law following the conquest of New France (see the 1996 Côté case), it is important to understand that France never applied to the terra nullius doctrine to the Indigenous peoples. Rather, alliance treaties were concluded with them. And, so far as international law was concerned, this doctrine was rejected by the Pope as early as 1537. The weight of the scholarly opinion was also against it.

Lastly, we must come back to two key historical facts. First, it is far from a given that the present-day Mohawk are the descendants of the Saint-Lawrence Iroquois, who had dispersed by 1580 (John P. Hart, Jennifer Birch and Christian Gates St-Pierre). And second, however that may be, and whatever the history of the Iroquois and Mohawk presence in the “Upper-Saint-Lawrence region” ― a region vastly larger than the island of Montreal alone ― the island itself was seemingly not occupied by the time of French settlement in 1642, let alone British conquest.

One final thing: let me point the reader to a series of posts (here, hereherehere and  here) over at À qui de droit on the myth of the “discovery doctrine”.

Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique: ce qu’il ne faut pas trop tarder à savoir. Partie 3: la restriction des droits, l’honneur de la Couronne et ses obligations de fiduciaire et de consultation

Avant de traiter de la manière dont l’arrêt Tsilhqot’in veut intervenir sur le droit relatif à la répartition fédérative des compétences, il faut voir ce qu’il reste de ses principales répercussions sur le droit relatif aux droits constitutionnels des peuples autochtones.

Retour de la confusion entourant l’obligation de fiduciaire

Comme j’ai eu l’occasion de l’annoncer (en Partie 2), il est épatant d’assister, avec l’arrêt Tsilhqot’in, à un retour à la case départ sur la question de l’« obligation de fiduciaire » de la Couronne. Cela est dû à une curieuse insistance sur, et mécompréhension de, l’arrêt Guerin, que la juge en chef n’arrive pas à bien situer dans le cours de l’évolution de la jurisprudence. Comme je l’ai expliqué, c’est dans le but de combler un vide juridique de la Loi sur les Indiens (LI) que, en établissant un faux lien de nécessité de coexistence entre le droit d’une bande indienne sur les terres de réserve (le tout au sens de la LI) et le titre ancestral de manière à suggérer un volet de droit privé dans la relation juridique en cause, l’arrêt Guerin avait dégagé une « obligation de fiduciaire » de la Couronne. Par conséquent, malgré le silence de la LI qui semble attribuer une large discrétion à « Sa Majesté » dans la gestion des terres cédées par une bande, le gouvernement fédéral, bien au-delà même d’éventuelles conditions formelles écrites qui peuvent accompagner la cession, doit toujours agir dans le meilleur intérêt de la bande cessionnaire. L’obligation de fiduciaire était en effet dérivé du principe d’equity selon lequel, « [l]orsqu’une loi, un contrat ou peut-être un engagement unilatéral impose à une partie l’obligation d’agir au profit d’une autre partie et que cette obligation est assortie d’un pouvoir discrétionnaire, la partie investie de ce pouvoir devient fiduciaire » (p. 384). Cette partie est alors assujettie à des « normes strictes de conduite » (ibid.)et doit par conséquent « faire preuve d’une loyauté absolue envers son commettant » (p. 389). Dans Guerin donc, même si l’acte de cession ne les constatait pas, le ministre ne pouvait pas, comme il l’avait fait, ignorer les conditions verbales posées par la bande.

Or, si dans Guerin l’intervention de l’obligation de fiduciaire était justifiée par le fait que le gouvernement avait été appelé à agir pour le compte d’une bande indienne, la jurisprudence et la doctrine ultérieures, qui ont voulu voir dans cette obligation le principe structurant du droit constitutionnel relatif aux droits ancestraux et issus de traité des peuples autochtones, n’ont pas expliqué en quoi il ferait sens de soutenir que, à chaque fois que l’action ou l’omission de l’État est susceptible d’intéresser les droits constitutionnels des peuples autochtones, l’État agit « au profit » de ceux-ci, devrait être tenu le faire ou devrait avoir l’obligation juridique de le faire. Il y a même quelque chose de paternaliste à suggérer que l’État est une espèce de « représentant légal » des peuples autochtones dans la mise en œuvre de leurs droits constitutionnels. Ce paternalisme a pourtant des racines historiques profondes.

Bref, on a voulu étendre l’obligation de fiduciaire de la Couronne bien au-delà de son périmètre de sens. Voilà pourquoi, dans l’arrêt Wewaykum, le juge Binnie écrivait ce qui suit : « Les appelantes semblent parfois invoquer cette obligation [de fiduciaire] comme si elle imposait à la Couronne une responsabilité totale à l’égard de tous les aspects des rapports entre la Couronne et les bandes indiennes. C’est aller trop loin. » (par. 81) Ces motifs unanimes entendaient préciser que le contenu substantiel de l’obligation de fiduciaire de la Couronne envers les autochtones varie avec les intérêts collectifs autochtones en jeu, si bien que ce n’est qu’une version allégée de cette obligation qui s’appliquerait à la mise en œuvre d’un « programme gouvernemental qui visait à créer des réserves sur des terres ne faisant pas partie des “terres tribales traditionnelles” » (par. 77), en l’occurrence un « programme » exigé par les articles 13 et 14 du décret impérial de 1871 portant adhésion de la Colombie-Britannique à la fédération – décret pris en vertu de l’art. 146 de la LC 1867 et qui a force de loi constitutionnelle. Or, dans l’affaire de la Manitoba Metis Federation de 2013, la juge en chef McLachlin et la juge Karakatsanis, auteures de motifs majoritaires, ont curieusement affirmé que « [l’]existence d’un intérêt autochtone donnant naissance à une obligation fiduciaire [sic] ne saurait être établie par un traité ou, par extension, par une loi » (par. 58). Voilà qui tombait difficilement sous le sens, puisque les réserves indiennes sont toujours créées par loi, et parfois même, en sus, par traité. Cette affirmation contredisait donc directement la jurisprudence qui se dégageait des arrêts Guerin, Wewaykum et Elder Advocates of Alberta Society. À en croire l’état du droit dont voulait rendre compte cet arrêt de 2013, une obligation de fiduciaire pouvait découler (1) du fait que la Couronne exerce un pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt collectif autochtone déterminé ou (2) d’un engagement réunissant les trois conditions suivantes : (2.1) un engagement de la part du fiduciaire à agir au mieux des intérêts du bénéficiaire ou des bénéficiaires; (2.2) l’existence d’une personne ou d’un groupe de personnes définies vulnérables au contrôle du fiduciaire (le bénéficiaire ou les bénéficiaires); (2.3) un intérêt juridique ou un intérêt pratique important du bénéficiaire ou des bénéficiaires sur lequel l’exercice, par le fiduciaire, de son pouvoir discrétionnaire ou de son contrôle pourrait avoir une incidence défavorable (par. 50).

Dans l’arrêt Tsilhqot’in, la juge en chef McLachlin affirme, très généralement, que l’arrêt Guerin a établi que titre ancestral fonde « une obligation fiduciaire sui generis de la Couronne » (par. 12 et 69). Elle affirme aussi que, en matière de restriction justifiée du titre ancestral (et des autres droits constitutionnels, ancestraux et issus de traité, des peuples autochtones?), l’exigence de proportionnalité découle de cette « obligation fiduciaire » (par. 18). Si la juge en chef est soudainement d’avis que cette obligation de fiduciaire fonde celle de ne pas restreindre le titre ancestral davantage que de manière proportionnelle à un objectif « impérieux et réel », cela ne l’empêche d’affirmer d’autre part que le titre sous-jacent de la Couronne se compose des deux éléments suivants : (1) une obligation de fiduciaire et (2) le droit de restreindre l’exercice du titre ancestral pourvu que ce soit de manière justifiée (par. 71), manière dont elle vient pourtant d’enseigner que l’exigence de proportionnalité qu’elle comprend est dérivée de… l’obligation de fiduciaire. Plus loin, la juge en chef affirmera que la « reconnaissance et la confirmation des droits ancestraux [et issus de traité?] consacrent dans la Constitution les obligations fiduciaires de la Couronne envers les peuples autochtones » (par. 119). Il y a donc bel et bien retour à la case départ d’une idée qui, pour correspondre à une notion juridique qu’on a sorti du cadre relationnel qui lui donnait sens, est manifestement floue et avec laquelle la jurisprudence de la Cour suprême du Canada a, tout aussi manifestement, du mal à jongler.

Plutôt que ce malheureux recul, la juge en chef aurait dû relayer les propos que tenait la juge Deschamps dans les motifs concordants qu’elle a rendu dans l’affaire Beckman : « Dans notre jurisprudence, le principe de l’honneur de la Couronne tend à se substituer à une notion qui possède à la fois une portée se limitant à certains types de rapports n’intéressant pas toujours les droits constitutionnels des Autochtones et des relents de paternalisme, à savoir l’obligation de fiduciaire » (par. 105). Le principe d’honneur de la Couronne est effectivement ce « principe non écrit » qui sous-tend la Partie II de la LC 1982. Depuis l’affaire Hunter c. Southam, le principe général d’interprétation des droits constitutionnels est, au Canada, celui de l’interprétation téléologique. L’arrêt Van der Peet a déterminé que l’article 35 de la LC 1982 a pour objectif de concilier la préexistence des peuples autochtones avec la souveraineté de la Couronne. Pourquoi une telle conciliation ? Parce que l’affirmation ultérieure de sa souveraineté par la Couronne britannique puis par l’État canadien doit se justifier par une conduite honorable – « Couronne » et « honneur » étant toutes deux des notions féodales connexes, et loin d’être les seules que contient encore la common law. Dans l’affaire Mitchell, la juge en chef McLachlin avait elle-même fort bien indiqué que « cette affirmation de souveraineté a fait naître l’obligation de traiter les peuples autochtones de façon équitable et honorable, et de les protéger contre l’exploitation […] » (par. 9). Voilà comment elle avait pu dire, dans l’affaire de la Nation haïda, que ce principe processuel, que « [c]e processus [normatif] de conciliation découle de l’obligation de la Couronne de se conduire honorablement envers les peuples autochtones, obligation qui, à son tour, tire son origine de l’affirmation par la Couronne de sa souveraineté sur un peuple autochtone et par l’exercice de fait de son autorité sur des terres et ressources qui étaient jusque-là sous l’autorité de ce peuple » (par. 32).

Dans les motifs majoritaires qu’elles signaient dans l’affaire de la Manitoba Metis Federation de 2013, la juge en chef McLachlin et la juge Karakatsanis n’affirmaient-elles pas ce qui suit ? « En droit des Autochtones, le principe de l’honneur de la Couronne remonte à la Proclamation royale de 1763, qui renvoie aux “nations ou tribus sauvages qui sont en relations avec Nous et qui vivent sous Notre protection” […] Cette “protection”, toutefois, ne procédait pas d’un désir paternaliste de protéger les peuples autochtones; elle traduisait plutôt une reconnaissance de leur force. L’honneur de la Couronne n’est pas non plus un concept paternaliste. » (par. 66)

Honneur et obligation de la Couronne de négocier de bonne foi les revendications de droits ancestraux

Si les motifs unanimes de la juge en chef dans l’affaire Tsilhqot’in renferment de lourdes conséquences politiques au-delà de la pression mise sur l’État par une première reconnaissance judiciaire formelle, concrète et définitive de titre ancestral, c’est à mon avis par la possible inauguration d’une obligation constitutionnelle juridiquement contraignante incombant à l’État de négocier le règlement de la revendication territoriale sérieuse qu’un groupe autochtone fonde sur celle d’un titre ancestral.

Jusqu’ici, ce qui était établi, c’est que, dès lors qu’il entreprend de négocier le règlement d’une telle revendication, l’État doit le faire de bonne foi, et que l’obligation d’ainsi agir de bonne foi se poursuivait dans la mise en œuvre du traité de règlement. C’est ce qui ressortait clairement d’arrêts tels que Première nation crie Mikisew, Beckman et Manitoba Metis Federation. À l’extrême rigueur, on pourrait, à l’appui de la thèse d’une obligation de négocier (en soi) logiquement antérieure à celle de le faire de bonne foi, citer le passage suivant de cette dernière affaire : « si l’honneur de la Couronne garantit l’exécution de ses obligations, il s’ensuit que l’honneur de la Couronne exige qu’elle prenne des mesures pour faire en sorte que ses obligations soient exécutées » (par. 79). Ce serait hors contexte, car il était ici question de la mise en œuvre des traités.

Dans l’arrêt Tsilhqot’in, la juge en chef écrit que : « les gouvernements ont l’obligation légale de négocier de bonne foi dans le but de régler les revendications de terres ancestrales » (par. 18). La version anglaise de l’extrait se lit comme suit : « Governments are under a legal duty to negotiate in good faith to resolve claims to ancestral lands. » Plus facilement que tout ce que la Cour avait pu jusqu’alors écrire à ce sujet, cette affirmation peut être interprétée comme faisant état d’une obligation juridique incombant à l’État de négocier le règlement des revendications de titre ancestral aux mêmes conditions qu’il est tenu de consulter les autochtones préalablement à la prise d’une mesure pouvant affecter des droits ancestraux qu’ils revendiquent : lorsque la revendication est « crédible » (Nation haïda, par. 37). Si une telle interprétation devait s’avérer, il pourrait s’ensuivre une redynamisation du processus national de négociation de traités modernes.

Reformulation du test de justification des restrictions aux droits des peuples autochtones

Aucune disposition de la loi suprême ne prévoyait la restriction des droits des peuples autochtones. Tout comme cette possibilité même, le test de vérification du caractère justifié des restrictions apportées par l’État à l’exercice des droits constitutionnels des peuples autochtones a été élaboré dans l’arrêt Sparrow, où étaient en cause des droits ancestraux « usufructuaires » de pêche. Il ne faut surtout pas y voir une application de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés. Celle-ci constitue la première partie de la LC 1982, tandis que les droits des peuples autochtones y figurent plutôt en deuxième partie. L’application de ce test à la restriction de l’exercice du titre ancestral a été confirmée dans l’arrêt Delgamuukw. Son application à la restriction de l’exercice de droits issus de traités aurait été posée par l’arrêt Badger, même si cet arrêt disposait plutôt d’une affaire sur la base de la LC 1930 et de l’une des « conventions de transfert des ressources naturelles » reproduites en annexe à cette loi. L’arrêt Côté a quant à lui établi que les procureurs provinciaux pouvaient se prévaloir de ce test. À la différence de ce que prévoit l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés, la jurisprudence relative à la restriction des droits constitutionnels des peuples autochtones n’exige pas que celle-ci prenne la forme d’une « règle de droit ».

Jusqu’ici, le test de vérification du caractère justifié de la restriction des droits constitutionnels des peuples autochtones se déroulait en deux grandes étapes : (1) la vérification de la présence d’un objectif « régulier » ou, en d’autres termes, « impérieux et réel » ; (2) la vérification de ce que la mesure en cause, c’est-à-dire le moyen pris dans la poursuite de cet objectif, de cette fin, ne salisse pas l’honneur de la Couronne. La « consultation » du groupe titulaire du droit était une sous-étape de cette seconde grande étape. Elle l’était toutefois de manière confuse ; à l’exigence minimale d’une « consultation » au sens strict et usuel du terme pouvait s’ajouter celle d’une « consultation » en un sens plus large et inusité et de degré variable, allant de la « consultation » au premier sens jusqu’à l’exigence d’obtenir le consentement du groupe titulaire du droit restreint, en passant par l’attribution d’une « priorité » ou autre forme d’« accommodement », celle d’une indemnité ou la « participation » des autochtones concernés à la prise de décision (Delgamuukw, par. 168).

Dans l’arrêt Tsilhqot’in, bien que par moments, en raison de la nature de l’espèce, elle ne parle que de la restriction du titre ancestral, la juge en chef se livre en réalité à une reformulation générale, c’est-à-dire pour la restriction de tous les droits constitutionnels des peuples autochtones, de ce test hérité de l’arrêt Sparrow. Cette reformulation se fait d’une triple manière : (1) la consultation (au sens usuel et plus strict du mot) devient une étape distincte et première d’une suite de trois ; (2) l’obligation de fiduciaire vient (de manière d’autant regrettable que confuse) se substituer à l’honneur de la Couronne comme principe fondateur de l’exigence de proportionnalité des restrictions ; (3) l’analogie avec le test de l’arrêt Oakes (relatif à la justification de la restriction des droits et libertés de la personne) est renforcée. Dans la justification de la restriction du droit constitutionnel d’un groupe autochtone, « le gouvernement doit établir : (1) qu’il s’est acquitté de son obligation procédurale de consultation et d’accommodement, (2) que ses actes poursuivaient un objectif impérieux et réel, et (3) que la mesure gouvernementale est compatible avec l’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers le groupe : Sparrow » (par. 77). Quant au rapprochement avec le test de l’arrêt Oakes, à l’exigence d’un objectif « impérieux et réel » vient maintenant s’ajouter une forme d’exécution de l’« obligation de fiduciaire » qui correspond au principe de proportionnalité, « l’obligation fiduciaire insuffl[ant] une obligation de proportionnalité dans le processus de justification. Il ressort implicitement de l’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers le groupe autochtone que l’atteinte doit [sic] être nécessaire pour atteindre l’objectif gouvernemental (lien rationnel), que le gouvernement ne va pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif (atteinte minimale) et que les effets préjudiciables sur l’intérêt autochtone ne l’emportent pas sur les avantages qui devraient découler de cet objectif (proportionnalité de l’incidence) » (par. 87).

On aura remarqué la maladresse rédactionnelle par laquelle la juge en chef emploie les mots de la « nécessité » en deux sens différents, la première fois de manière à amalgamer confusément les idées de rationalité et de nécessité qui structurent le test de l’arrêt Oakes, qui sert ici de point de référence.Enfin, il vaut de relever l’accent que, à la suite de son prédécesseur le juge en chef Lamer, la juge en chef McLachlin met sur la distinction entre, d’une part, la justification de la restriction des droits « usufructaires » de prélèvement de ressources et, d’autre part, la justification de la restriction du titre ancestral. Dans le premier cas, la proportionnalité exigerait que soit reconnue au groupe autochtone titulaire une forme variable de « priorité », tandis que dans le second cas la proportionnalité exigerait plutôt une forme, elle aussi variable, de « participation » de ce groupe à la prise de décision (par. 16).

Obligation de consultation

Nous avons vu que la consultation des peuples autochtones compte parmi les conditions auxquelles une restriction à l’exercice de leurs droits constitutionnels (ancestraux ou issus de traités) pourra être tenue pour justifiée. Or, ainsi que l’a reconnu la juge en chef McLachlin dans l’affaire de la Nation haïda : « […] prouver l’existence de droits peut prendre du temps, parfois même beaucoup de temps. Comment faut-il traiter les intérêts en jeu dans l’intervalle? Pour répondre à cette question, il faut tenir compte de la nécessité de concilier l’occupation antérieure des terres par les peuples autochtones et la réalité de la souveraineté de la Couronne. Celle-ci peut-elle, en vertu de la souveraineté qu’elle a proclamée, exploiter les ressources en question comme bon lui semble en attendant que la revendication autochtone soit établie et réglée? Ou doit-elle plutôt adapter son comportement de manière à tenir compte des droits, non encore reconnus, visés par cette revendication? La réponse à cette question découle, encore une fois, de l’honneur de la Couronne. Si cette dernière entend agir honorablement, elle ne peut traiter cavalièrement les intérêts autochtones qui font l’objet de revendications sérieuses dans le cadre du processus de négociation et d’établissement d’un traité. Elle doit respecter ces intérêts potentiels mais non encore reconnus. La Couronne n’est pas paralysée pour autant. Elle peut continuer à gérer les ressources en question en attendant le règlement des revendications. Toutefois, selon les circonstances, question examinée de façon plus approfondie plus loin, le principe de l’honneur de la Couronne peut obliger celle-ci à consulter les Autochtones et à prendre raisonnablement en compte leurs intérêts jusqu’au règlement de la revendication. Le fait d’exploiter unilatéralement une ressource faisant l’objet d’une revendication au cours du processus visant à établir et à régler cette revendication peut revenir à dépouiller les demandeurs autochtones d’une partie ou de l’ensemble des avantages liés à cette ressource. Agir ainsi n’est pas une attitude honorable » (par. 26-27).

Voilà pourquoi, comme le résume bien la juge Deschamps dans l’arrêt Beckman,« [a]fin de protéger l’intégrité du processus de négociation, la Cour a formulé, à partir de ce qui n’était à l’origine qu’une étape de la justification des atteintes aux droits ancestraux, une obligation de consultation préalable à la prise de mesures pouvant porter atteinte à ces droits non encore définis. Plus tard, elle a élargi le contenu obligationnel minimal d’un traité lorsque celui-ci omettait de prévoir la façon dont la Couronne peut exercer les droits que lui reconnaît un traité et qui ont une incidence sur ceux conférés à la partie autochtone par ce même traité » (par. 90).

Dans l’arrêt Tsilhqot’in s’observe encore, à ce sujet de l’obligation de consultation, le retour à la case départ de la confusion entre l’obligation de fiduciaire et le principe d’honneur de la Couronne. La réactivation de l’obligation de fiduciaire tous azimuts par la juge en chef vient suggérer que cette obligation se place aussi au fondement de l’obligation constitutionnelle de consultation des peuples autochtones. Cette dernière obligation a pourtant été dérivée du test de justification des restrictions à l’exercice des droits ancestraux et issus de traité, test que dans ce même arrêt Tsilhqot’in la juge en chef nous dit (à raison) découler plutôt du principe d’honneur de la Couronne (par. 78). Dans l’affaire Mikisew, le juge Binnie avait pu écrire ce qui suit : « L’obligation de consultation repose sur l’honneur de la Couronne, et il n’est pas nécessaire pour les besoins de l’espèce d’invoquer les obligations de fiduciaire ». (par. 51) Dans l’affaire de la Manitoba Metis Federation, conjointement avec la juge Karakatsanis, la juge en chef avait d’ailleurs soutenu ceci : « Le principe de l’honneur de la Couronne guide l’interprétation téléologique de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et fait naître une obligation de consultation lorsque la Couronne envisage des mesures qui auront une incidence sur un intérêt autochtone revendiqué, mais non encore établi. » (par. 73) Dans un arrêt qui vient tout juste d’être rendu dans l’affaire de la Première Nation de Grassy Narrows, la juge en chef écrit très généralement, et de manière plutôt ambiguë, que les provinces doivent exercer leur compétence « conformément à l’honneur de la Couronne et [… sont] assujettie[s] aux obligations fiduciaires de Sa Majesté à l’égard des intérêts autochtones » (par. 50). Une chatte y perdrait ses petits. Pourtant, il aurait été aussi aisé pour tout le monde que plein de sens de dire que le principe d’honneur de la Couronne fonde l’obligation de consultation tout comme les conditions de justification de la restriction des droits constitutionnels des peuples autochtones, conditions dont cette obligation a été dérivée.

Dans l’arrêt Nation haïda, la Cour s’était reportée au par. 168 de l’arrêt Delgamuukw, relatif au test de justification des restrictions aux droits constitutionnels des peuples autochtones, pour parler de la « transposition de ce passage dans le contexte des revendications non encore établies » (par. 24 et 40). Cette transposition n’était toutefois pas parfaite, puisque, en vertu de ce régime de mise en œuvre préventive (par opposition à son intervention « curative » à titre de condition de justification d’une atteinte avérée) de l’obligation de consultation, « il n’y a pas obligation de parvenir à une entente mais plutôt de procéder à de véritables consultations » (par. 42). Mise en œuvre de manière préventive plutôt que de voir son exécution être vérifiée ex post facto avec le caractère justifié d’une atteinte avérée, l’obligation de consultation « ne donne pas aux groupes autochtones un droit de veto sur les mesures susceptibles d’être prises à l’égard des terres en cause en attendant que la revendication soit établie de façon définitive » [; l]e « consentement » dont il est question dans Delgamuukw n’est nécessaire que lorsque les droits invoqués ont été établis, et même là pas dans tous les cas » (par. 48). Dans Taku River, une affaire jumelle de Nation haïda, la Cour suprême a confirmé que, « [l]orsqu’une véritable consultation a eu lieu, il n’est pas essentiel que les parties parviennent à une entente ». Autrement dit, « [l]’obligation d’accommodement exige plutôt que les préoccupations des Autochtones soient raisonnablement mises en balance avec l’incidence potentielle de la décision sur ces préoccupations et avec les intérêts sociétaux opposés[, l]’idée de compromis fai[sant] partie intégrante du processus de conciliation » (par. 2). Est-ce à dire que, dans les cas où le risque est le plus grave, les Autochtones sont invités, plutôt qu’à chercher à le prévenir par la mise en œuvre de l’obligation de consultation, à attendre qu’il se réalise afin de demander d’être indemnisés pour le défaut de la part de l’État d’obtenir leur consentement ? Il semble que non, et ce, d’après ce que l’arrêt Tsilhquot’in vient d’ajouter.

En effet, l’arrêt Tsilhqot’in vient répondre à une question importante, celle de la possible rétroactivité d’une reconnaissance de droits ancestraux, et ce, non seulement sur le plan du redressement, mais aussi sur celui de l’obligation de consultation. En effet, nous venons de voir que le contenu substantiel de l’exigence de consultation diffère selon qu’il s’agit d’une étape de la vérification du caractère justifié d’une restriction aux droits constitutionnels établis des peuples autochtones ou d’une obligation autonome relative à des droits ancestraux qui ne sont encore que revendiqués, le consentement des autochtones concernés pouvant être requis dans le premier cas, mais jamais dans l’autre. Une fois le droit revendiqué établi, comment traiter la conduite de l’État au moment où il ne l’était pas encore? La question de la rétroactivité reçoit une réponse négative. Même si la revendication de titre est ici avérée par la Cour suprême, et même si celle-ci laisse entendre que les effets actuels d’une mesure prise antérieurement auraient pu désormais représenter une atteinte au titre ancestral des demandeurs si seulement la Forest Act de la Colombie-Britannique avait prétendu s’appliquer aux terres qui sont l’objet d’un titre ancestral (par. 92 et 107-116), il ne semble pas pour autant que la juge en chef soit d’avis qu’une atteinte aux droits ancestraux puisse être redressée rétroactivement : « Pendant cette période [où les revendications territoriales sont en cours de négociation et où le titre ancestral demeure incertain], les groupes autochtones n’ont pas le droit de gérer les forêts; ils ont seulement droit qu’on les consulte et, s’il y a lieu, qu’on les accommode relativement à l’utilisation des terres : Nation haïda » (par. 113; voir aussi par. 93-94).

Enfin, toujours au sujet de l’obligation de consultation, les motifs unanimes de la juge en chef dans l’arrêt Tsilhqot’in font bien de confirmer l’autocorrection de l’erreur par la laquelle la jurisprudence avait déjà opposé sur un même plan la mise en œuvre de l’obligation de consultation et la délivrance d’une injonction interlocutoire. La juge en chef avait par la suite fini par admettre, dans l’affaire Rio Tinto Alcan de 2010, que « [l]e recours pour manquement à l’obligation de consulter vari[ant] en fonction de la situation[, l]’omission de la Couronne de consulter les intéressés peut donner lieu à un certain nombre de mesures allant de l’injonction visant l’activité préjudiciable, à l’indemnisation, voire à l’ordonnance enjoignant au gouvernement de consulter avant d’aller de l’avant avec son projet » (par. 37). Dans l’affaire qui nous occupe aujourd’hui, la juge en chef confirme une fois de plus que l’obligation constitutionnelle de consultation n’est pas un recours, mais une institution de droit substantiel qui peut donner lieu à une variété indéfinie de recours et mesures de redressement : « Le manquement par la Couronne à son obligation de consultation peut donner lieu à diverses mesures de réparation, notamment une injonction, des dommages‑intérêts ou une ordonnance enjoignant la tenue de consultations ou la prise de mesures d’accommodement. » (par. 89)

Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique: ce qu’il ne faut pas trop tarder à savoir. Partie 2: le titre ancestral

Le récent arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Tsilhqot’in porte principalement sur le titre ancestral. Il le fait d’abord en disposant de la question de savoir si le juge de première instance s’était trompé en concluant que les demandeurs avaient fait la preuve d’une « occupation suffisante » du territoire revendiqué. C’est donc dire que cet arrêt traite principalement du titre ancestral au travers de ses conditions d’existence. Cependant, les motifs unanimes de la juge en chef interviennent accessoirement sur d’autres aspects de la jurisprudence relative au titre ancestral : terminologie, nature et sources matérielles, contenu substantiel.

Terminologie des droits ancestraux

D’une part, ce que, dans sa version française, la jurisprudence de la Cour suprême du Canada appelait le « titre aborigène » devient dans l’arrêt Tsilhqot’in le « titre ancestral ».

D’autre part, certains droits ancestraux d’une autre et anonyme catégorie, en l’occurrence les droits ancestraux territoriaux moindres que le titre, reçoivent un nom, celui de « droits usufructuaires » (par. 47).

Nature et sources matérielles du titre ancestral

Sur cette question, il est surprenant de voir la juge en chef s’appuyer (par. 12) avec autant d’insistance sur l’arrêt Guerin de 1984. Cet arrêt, qui techniquement est venu combler le vide juridique que laissaient les dispositions de la Loi sur les Indiens (LI) relatives à la cession de terres de réserve, n’avait abordé qu’accessoirement la question du titre ancestral, et ce, d’une manière qui s’était par la suite révélée créer la confusion. La jurisprudence ultérieure y avait remédié. La juge en chef cite d’ailleurs la mauvaise page de l’arrêt Guerin, celle où il est dit : « comme nous l’avons souligné plus haut »… Or, ce qui a été dit plus haut, c’est effectivement que le titre ancestral existe indépendamment de la loi ou des actes du pouvoir exécutif, mais cela était bien établi depuis l’arrêt Calder, qui demeure l’arrêt de principe sur la question. En effet, si le titre ancestral existe en common law, indépendamment de la Proclamation royale de 1763 (PR), alors il est évident qu’il existe indépendamment de la loi ordinaire et des règlements et décrets de l’exécutif. Dans l’affaire Guerin, la mobilisation du principe de l’arrêt Calder servait précisément à écarter la thèse d’une pure relation de droit public entre l’État et les Indiens (au sens de la LI) au sujet de la cession de terres de réserves. Le but, louable, était de fonder une « obligation de fiduciaire » de la Couronne, qui seule peut recevoir la cession du droit qu’a une bande indienne sur les terres de réserve et à qui il peut donc revenir de céder ensuite des droits à des tiers à la manière d’un intermédiaire. Le moyen était d’établir un lien – pourtant condamné à être démenti par la suite – d’identité entre le droit d’une bande indienne sur des terres de réserve et le titre ancestral. « À mon avis, il est sans importance que la présente espèce concerne le droit d’une bande indienne sur une réserve plutôt qu’un titre aborigène non reconnu sur des terres tribales traditionnelles », d’écrire alors le juge Dickson dans ses motifs majoritaires (p. 379). La thèse sous-jacente était que, de toute façon, des terres de réserve sont toujours en même temps l’objet d’un titre aborigène, ce qui était forcément faux et a été corrigé dans l’arrêt de la Bande indienne d’Osoyoos de 2001 : « L’appelante a plaidé que, en droit, le titre aborigène subsiste à l’égard d’une réserve créée sous le régime de la Loi sur les Indiens. Cet argument est clairement erroné » (par. 159), d’écrire dans cette affaire le juge Iacobucci dans des motifs majoritaires que partageait la juge en chef McLachlin. En effet, la question de l’existence d’un titre ancestral est indépendante de celle d’une réserve en vertu de la LI. Qui plus est, et il me faudra y revenir (en Partie 3), cette obligation de fiduciaire qui a été dégagée dans l’arrêt Guerin a par la suite été montée en épingle, avant d’être plus tardivement circonscrite par la jurisprudence de la Cour suprême. Il est épatant d’assister maintenant à un retour à la case départ.

En revanche, l’arrêt Tsilhqot’in a le grand mérite de dissiper certains des doutes qu’avait semés l’affaire Marshall/Bernard de 2005 au sujet du « pluralisme » des sources (matérielles) du titre ancestral. Comme je l’ai dit plus haut, l’arrêt Delgamuukw avait établi que la source matérielle du titre aborigène résidait dans le rapport entre la common law et les régimes juridiques autochtones « préexistants ». Les motifs majoritaires de la juge en chef McLachlin dans l’affaire Mitchell de 2001 reprenaient, cette fois pour les droits ancestraux au sens large, une telle interprétation « pluraliste » de l’histoire et de l’actualité de notre droit relatif aux droits constitutionnels des peuples autochtones (par. 9-10). Cet esprit n’avait pas été repris en tous points par la majorité dans l’affaire Marshall/Bernard de 2005, où le titre aborigène avait été défini comme un droit (constitutionnalisé) de common law par lequel celle-ci s’accommode de certains faits, parmi lesquels la pratique autochtone antérieure à la souveraineté. Aucun mot n’était dit au sujet des régimes juridiques autochtones préexistants, dont il fallait conclure qu’ils étaient reconduits à ce « point de vue des autochtones » dont il faut tout de même tenir compte en même temps que de « la perspective de la common law » (par. 46). Dans cette même affaire, le juge LeBel, auteur de motifs minoritaires concordants, était plus « juspluralistement » d’avis, à l’instar du juge en chef Lamer dans Delgamuukw, qu’« il faudrait recourir à des conceptions autochtones de territorialité, d’utilisation du territoire et de propriété pour modifier et adapter les notions traditionnelles de propriété en common law » (par. 127). Dans Tsilhqot’in, la juge en chef indique que le titre ancestral « découle d’une possession antérieure à l’affirmation de la souveraineté britannique » (par. 14). Le terme « possession » étant juridique, cela suggère que le titre ancestral du droit constitutionnel canadien reconnaît la juridicité des régimes fonciers autochtones « préexistants » auxquels il donne effet. La juge en chef affirme du reste que « le tribunal doit veiller à ne pas perdre de vue la perspective autochtone, ou à ne pas la dénaturer, en assimilant les pratiques ancestrales aux concepts rigides de la common law, ce qui irait à l’encontre de l’objectif qui consiste à traduire fidèlement les droits que possédaient les Autochtones avant l’affirmation de la souveraineté en droits juridiques contemporains équivalents » (par. 32). La réactivation du « pluralisme juridique » des sources matérielles des droits ancestraux par ce récent arrêt ne saurait faire de doute, la juge en chef posant nettement, en renvoyant à l’arrêt Delgamuukw, que le « point de vue des Autochtones est axé sur les règles de droit, les pratiques, les coutumes et les traditions du groupe » (par. 35). La détermination d’un titre ancestral correspond à celle de « la façon dont les droits et intérêts qui existaient avant l’affirmation de la souveraineté peuvent trouver leur juste expression en common law moderne » (par. 50). Le titre ancestral est reconnaissance, non pas d’un pur fait, mais d’un fait tenu pour juridique, pour ressortir à une juridicité autre que celle du droit étatique : le « titre ancestral postérieur à l’affirmation de la souveraineté reflète le fait que les Autochtones occupaient le territoire avant l’affirmation de la souveraineté, avec tous les attributs que constituent les droits d’utilisation et de jouissance qui existaient avant l’affirmation de la souveraineté et qui composaient le titre collectif détenu par les ancêtres du groupe revendicateur — notamment le droit de contrôler l’utilisation des terres » (par. 75).

Conditions d’existence du titre ancestral

Les conditions d’existence du titre ancestral avaient été posées par l’arrêt Delgamuukw. Elles étaient apparemment au nombre de trois et consistaient en autant d’aspects d’une « occupation » du territoire revendiqué. Cette occupation devait (1) avoir été antérieure à l’affirmation de la souveraineté britannique – même si la jurisprudence a hésité entre les moments de l’affirmation de cette souveraineté et de celle d’une souveraineté « européenne » –, (2) s’être « continuée » depuis si l’occupation actuelle est invoquée en preuve de l’occupation antérieure et (3) avoir été « exclusive » (par. 143). Dans l’arrêt Tsilhqot’in, mettant de côté (sans doute pour la tenir pour acquise) l’exigence d’antériorité, la juge en chef reformule ces trois conditions comme aspects d’une occupation (1) suffisante, (2) continue et (3) exclusive (par. 25 et 32). En réalité, ainsi formulée en termes de « continuité d’occupation », la seconde exigence est fausse, n’en est pas une. Cela n’est pas un détail technique sans incidence « politique ». Enfin, comme je l’avais annoncé en introduction (c’est-à-dire en Partie 1), ce que la Cour a considéré être véritablement en cause dans cette affaire qui nous occupe est l’exigence (en réalité nouvellement formulée) de « suffisance » d’occupation. Quant à l’exigence d’exclusivité d’occupation, l’arrêt Tsilhqot’in n’avait pas grand chose à y ajouter.

En français du moins, la parenthèse sert le plus souvent à apporter une précision qui n’est pas absolument nécessaire au propos. Ce n’est pourtant pas l’usage qu’en fait ici la juge en chef alors qu’elle écrit de l’occupation qu’elle « doit être continue (si l’occupation actuelle est invoquée) » (par. 25). Même si, les demandeurs s’étant en l’espèce fondés en partie sur leur occupation actuelle du territoire, la juge en chef s’exprime plus justement ailleurs dans ses motifs (par. 45 et 57), cette parenthèse explique sans doute au moins en partie pourquoi le commentaire journalistique et politologique a pour ainsi dire colporté l’information selon laquelle un groupe autochtone doit nécessairement avoir jusqu’à ce jour continué d’occuper le territoire revendiqué pour être titulaire d’un titre ancestral sur celui-ci. Et ce, d’autant que la malheureuse parenthèse s’est retrouvée dans la note d’arrêt, ce résumé que trop de gens n’osent pas avouer que s’y réduit leur lecture des arrêts de la Cour. L’enjeu est pourtant de taille. En effet, c’est un aspect problématique de la politique fédérale de règlement des revendications territoriales fondées sur les droits ancestraux que l’exigence que « le groupe autochtone continue d’utiliser et d’occuper le territoire à des fins traditionnelles » (Règlement des revendications des Autochtones : un guide pratique de l’expérience canadienne, 2003, p. 8). La continuité d’occupation n’est en rien une condition d’existence du titre ancestral. Seule l’est l’occupation historique (suffisante et) exclusive. L’occupation actuelle n’est qu’un mode facultatif de preuve de l’occupation historique, si, bien entendu, on peut la rattacher à celle-ci par une preuve de continuité. En fait, il était question dans l’arrêt Delgamuukw d’une condition d’existence du titre ancestral qui demeure apparentée, mais aucunement identique, à la continuité d’occupation : le maintien, par le groupe revendicateur, d’un « rapport substantiel » avec le territoire revendiqué, rapport qui se devrait d’être « suffisamment important pour avoir une importance fondamentale pour la culture des demandeurs » (par. 151). Dans Marshall/Bernard, les motifs majoritaires de la juge en chef McLachlin parlaient à cet égard d’une « exigence de continuité » qui se résumait à celle de la démonstration, par le groupe revendicateur d’un titre ancestral, « qu’il descend, depuis la période précédant l’affirmation de la souveraineté, du groupe sur les pratiques duquel repose la revendication du droit » (par. 70). Autrement dit, la continuité du lien avec la terre passerait, non pas par celle de son occupation, mais par celle du groupe revendicateur. Suivant une telle logique, un groupe autochtone qui, sans que ceci ne soit dû à une cession volontaire de sa part ou à une autre forme de renonciation, et en l’absence d’une extinction unilatérale valide – ce qui n’était possible qu’avant l’entrée en vigueur de la LC 1982 –, n’occupe plus physiquement les terres qu’il occupait de manière exclusive au moment de l’affirmation de la souveraineté britannique pourra néanmoins essayer de faire la preuve qu’il a maintenu avec ces terres un rapport culturel ou juridico-coutumier substantiel. Voilà ce que, à tort, n’envisagent pas la politique fédérale et le commentaire journalistique et politologique. Il est regrettable que, en sus de la confusion générée par sa parenthèse, la juge en chef ait, dans l’arrêt Tsilhqot’in, fait l’impasse sur cette exigence de maintien d’un lien culturel substantiel avec le territoire qu’on peut légitimement revendiquer même si l’on ne l’occupe plus.

La « suffisance » de l’occupation ne figurait pas comme condition distincte d’existence du titre ancestral dans les motifs du juge en chef Lamer dans l’affaire Delgamuukw, où l’on aurait pu autrement y voir une redite.Dans cette affaire, les parties s’opposaient sur la question de savoir si l’occupation historique ne pouvait être prouvée que par des faits d’occupation physique, ou si elle pouvait aussi l’être au moyen des normes du droit traditionnel autochtone préexistant du groupe revendicateur. Le juge en chef Lamer avait donné raison à la partie autochtone sur cette question en admettant la pertinence du droit autochtone coutumier (par. 148). Sachant pourtant ce qu’elle faisait puisqu’elle a pris soin d’en retrancher le qualificatif « physique », c’est hors contexte que, dans Tsilhqot’in (par. 37), la juge en chef cite un extrait des motifs de son prédécesseur dans Delgamuukw, et ce, pour faire dire à un passage sur la seule occupation physique une règle sur l’occupation « suffisante » en général. En réalité, tout ce dont avait besoin la Cour pour disposer de la question de la « suffisance » de l’occupation se trouvait dans la partie des motifs majoritaires de l’arrêt Delgamuukw relative à l’exigence d’exclusivité de cette même occupation. Le juge en chef Lamer avait défini une telle occupation comme celle qui unit une intention à une capacité de contrôle effectif du territoire, notamment celles d’en tenir les étrangers à distance (par. 156). L’intention et la capacité ne correspondant pas à l’exclusion effective systématique, il devait donc être « possible de prouver l’exclusivité de l’occupation même si d’autres groupes étaient présents ou se rendaient souvent sur les terres revendiquées » (par. 156). L’hypothèse d’un titre conjoint était aussi admise (par. 158). Dans l’affaire Marshall/Bernard de 2005, la juge en chef McLachlin avait ainsi rappelé qu’il n’était pas nécessaire au groupe revendicateur de faire la preuve d’actes accomplis d’exclusion, l’essentiel étant pour lui de convaincre le tribunal qu’il aurait pu en exclure d’autres s’il l’avait voulu(par. 64-65). Mais, quoi qu’en dise aujourd’hui la Cour, cet arrêt de 2005 a pu servir de mauvais guide à la Cour d’appel dans l’affaire Tsilhqot’in.

En 2005 en effet, la juge en chef McLachlin écrivait ce qui suit : « Il résulte de l’exigence de l’occupation exclusive que l’exploitation des terres, des rivières ou du littoral marin pour la chasse ou la pêche, ou la récolte d’autres ressources, peut se traduire en un titre aborigène sur le territoire si la pratique de l’activité était suffisamment régulière et exclusive pour fonder un titre en common law. Le plus souvent toutefois, la pratique de la chasse ou de la pêche saisonnière dans une région déterminée se traduira par un droit de chasse ou de pêche. C’est ce qu’établissent clairement les arrêts Van der Peet, Nikal, Adams et Côté de cette Cour. » (par. 58) En toute logique, une telle affirmation devait assombrir l’horizon des revendications de titre des peuples autochtones nomades ou semi-nomades, et ce, même si son auteur écrivait quelques paragraphes plus loin que « la possibilité pour les peuples nomades ou semi-nomades de revendiquer un titre aborigène plutôt que des droits d’utilisation traditionnelle du territoire […] dépend de la preuve » (par. 66). Rappelons d’ailleurs, comme le fait elle-même la juge en chef dans l’arrêt de 2005 (par. 66), que, avant d’affirmer la possibilité théorique qu’un peuple nomade puisse être titulaire d’un titre ancestral, la Cour avait, dans l’affaire Adams de 1996, justifié la distinction entre le titre et les droits territoriaux moindres par le fait que certains peuples autochtones du Canada étaient à l’origine nomades (par. 28). Dans l’arrêt Tsilhqot’in, au sujet de ce qui est au centre du litige, la juge en chef veut préciser que la Cour suprême du Canada « n’a jamais répondu directement » à la question de savoir comment « déterminer si un groupe autochtone semi-nomade détient un titre [ancestral] sur des terres » (par. 24). Elle répond ainsi que, dans Marshall/Bernard, la Cour « n’a pas rejeté l’approche fondée sur le territoire » pour lui préférer une approche fondée sur des sites circonscrits d’occupation intensive, « mais a seulement estimé (au par. 72) qu’il fallait “la preuve d’une utilisation suffisamment régulière et exclusive” du territoire en question, une exigence établie dans l’arrêt Delgamuukw » (par. 43). Dans Marshall/Bernard, d’ajouter la juge en chef, « notre Cour a confirmé que les groupes nomades et semi-nomades peuvent établir l’existence d’un titre s’ils établissent une possession physique suffisante d’un territoire, ce qui constitue une question de fait » (par. 44). Non seulement cela est-il peu convaincant d’un point de vue pratique, mais encore a-t-il pour effet d’exclure sans motif ce qu’avait explicitement admis l’arrêt Delgamuukw : la preuve de l’occupation historique par la prise en compte des régimes juridiques autochtones préexistants, en sus de l’occupation physique.

Sur l’exigence d’exclusivité de l’occupation, venant de créer un doublon et d’ainsi en traiter, la juge en chef n’a plus rien à ajouter. Elle laisse entendre que les erreurs de la Cour d’appel à cet égard étaient tributaires de celles qu’elle avait commises au sujet du critère de suffisance de l’occupation (par. 60). Mais on pourrait dire que cela est d’autant évident que, au travers du critère de l’occupation suffisante, la juge en chef vient en réalité de traiter de celui de l’occupation exclusive.

Contenu substantiel du titre ancestral

Sur la question du contenu substantiel du titre ancestral, l’arrêt Tsilhqot’in pourrait très bien marquer un certain recul par rapport à l’arrêt Delgamuukw, ou du moins par rapport à la lecture que s’en était faite une certaine doctrine. En effet, le choix des sources doctrinales, déjà trop peu nombreuses, consultées par la juge en chef s’expose à la critique. Sur le titre et les autres droits ancestraux, la juge en chef ne cite que quatre sources doctrinales. Sur ces quatre, deux sources, qui datent respectivement de 1987 et de 1989, avaient déjà été prises en compte dans l’arrêt Delgamuukw. Une troisième source citée l’est par voie de nécessité, car, dans son mémoire, le gouvernement de la Colombie-Britannique s’y appuyait pour défendre la thèse – que je viens de soutenir moi-même, mais cela sur un plan descriptif et non normatif du droit positif – selon laquelle, en réalité, la Cour suprême avait, dans l’affaire Marshall/Bernard, retenu une exigence d’occupation « intensive » plus restrictive que l’exigence d’occupation « régulière » évoquée par le juge en chef Lamer dans l’arrêt Delgamuukw. Quant à la quatrième source, il s’agit d’un article de l’un des, voire du constitutionnaliste le plus réputé au pays, mais qui ne s’est somme toute intéressé qu’accessoirement au droit des peuples autochtones, qui signe ici un texte d’introduction et qui est d’ailleurs cité en ce sens, sur une généralité, soit le fait que l’arrêt Calder a contribué à la reprise de la politique de négociation du règlement des revendications de titre ancestral (par. 10). Autrement dit, la Cour suprême ignore ici des décennies de recherche doctrinale. Le droit des autochtones est pourtant un domaine en pleine effervescence depuis les années 1990. Dans l’affaire Delgamuukw, les motifs majoritaires du juge en chef Lamer étaient largement redevables, outre ceux du juge dissident de la Cour d’appel, le juge Lambert, à la doctrine des auteurs. Depuis lors, cet arrêt a fait couler beaucoup d’encre.

Parmi les travaux brillants sur le titre ancestral figurent ceux du professeur Ghislain Otis. Ce dernier en était venu à synthétiser en quelques mots bien sentis tout l’esprit du régime élaboré par le juge en chef Lamer dans l’arrêt Delgamuukw. Le titre ancestral serait ainsi porteur de la maîtrise d’un « espace foncier global ». En effet, ce droit ancestral territorial le plus complet « s’étend aux droits miniers et peut comprendre le lit de cours d’eau et des droits hydriques. Ainsi, le titre autochtone diffère, au Québec à tout le moins, de la propriété foncière privée assujettie dans un grand nombre de cas au principe de la domanialité des substances minérales. Nous ne pouvons écarter la possibilité que le titre aborigène grève également certains espaces maritimes […] » (« Le titre aborigène: émergence d’une figure nouvelle et durable du foncier autochtone ? », (2005) 46 CdeD 795, p. 838). En effet, comme droit constitutionnel de contenu sui generis, le titre ancestral présente ou double aspect de droit privé et de droit public. Dans l’arrêt Tsilhqot’in, la juge en chef me paraît mettre l’accent sur ce premier aspect sous lequel le titre relève du droit des biens, et ce, aux dépens de ce second aspect sous lequel il revêt une dimension compétentielle de gestion du territoire. C’est que la juge en chef McLachlin définit comme suit les « attributs » du titre ancestral : « Le titre ancestral confère des droits de propriété semblables à ceux associés à la propriété en fief simple, y compris le droit de déterminer l’utilisation des terres, le droit de jouissance et d’occupation des terres, le droit de posséder les terres, le droit aux avantages économiques que procurent les terres et le droit d’utiliser et de gérer les terres de manière proactive. » (par. 73) Du reste, que la juge en chef qualifie d’« usufructuaires » les droits ancestraux territoriaux moindres peut bien être symptomatique d’un recentrage – qui ici n’est pas motivé – de la jurisprudence relative aux droits ancestraux territoriaux, pour ne pas dire d’une oblitération de leur volet ressortissant au droit public.

L’histoire de l’inaliénabilité du titre ancestral sauf à la Couronne est longue et répond en réalité à des raisons autres que celles, paternalistes, par lesquelles la jurisprudence veut la justifier. En vertu de la PR déjà, les colons n’étaient plus autorisés à acquérir des terres directement auprès des autochtones. Ces derniers devaient d’abord céder dûment les terres convoitées à la Couronne, à la suite de quoi celle-ci pouvait les concéder, les vendre, les louer, etc., à des particuliers ou à des entreprises. Ainsi la PR devait-elle apporter une solution à un problème sur lequel avait été appelé à se pencher, entre autres personnes, nul autre que John Locke, qui occupa, de 1696 à 1700, la charge de commissaire du commerce et des colonies de peuplement : l’achat direct de terres auprès des nations autochtones par des colons britanniques dont on craignait qu’ils puissent de cette façon se dérober à la souveraineté de Sa Majesté. Cette inaliénabilité a par la suite été codifiée par LI. Elle a aussi été reprise par la jurisprudence relative au titre ancestral constitutionnalisé, qui lui a donné une raison d’être plus noble : la protection des générations d’autochtones à venir contre les actuelles. C’est ainsi que, dans l’arrêt Delgamuukw, cette inaliénabilité est devenue la « limite intrinsèque » du titre ancestral (par. 125-128). En pratique, cela veut dire qu’un groupe titulaire d’un tel titre ne peut pas autoriser une forme d’exploitation qui rendrait impossible la poursuite d’activités traditionnelles qui, par exemple, pourraient avoir été alléguées comme preuve d’occupation. Le juge en chef Lamer donnait l’exemple d’une mine à ciel ouvert. Pour ce faire, le groupe autochtone titulaire devra céder, en tout ou partie, son titre à la Couronne, qui pourra ensuite conférer à des tiers des droits sur les terres qui en faisaient l’objet (par. 131). Si l’objectif déclaré par le juge en chef Lamer était de protéger l’intérêt des générations à venir, son atteinte est assurément compromise par la possibilité d’une telle cession. Autrement dit, là ne peut résider la vraie raison d’être de cette « limite ». L’arrêt Tsilhqot’in ne remet aucunement en cause cette idée, quasi unanimement critiquée par la doctrine, de limite intrinsèque du titre ancestral, limite dont la Cour parle maintenant comme de « l’énoncé négatif » du contenu de ce titre (par. 15) aussi bien que comme des « limites inhérentes au titre collectif détenu au bénéfice des générations futures » (par. 94).

En matière de droits ancestraux et issus de traités comme en matière de droits et libertés de la personne, la jurisprudence distingue clairement, et à raison, entre la question d’une « atteinte » ou « restriction » à un droit, d’une part, et, de l’autre, si et seulement si il y a restriction, la question de savoir si celle-ci est justifiée. Cela veut donc dire que, négativement, les cas indiqués de non-atteinte nous renseignent sur la portée que la Cour est disposée à reconnaître à un droit. Or, dans l’arrêt Tsilhqot’in, nonobstant ses affirmations de principe, la juge en chef restreint sensiblement la portée du titre ancestral dès lors qu’elle annonce que, dans le cas d’une « loi de nature réglementaire de portée générale, par exemple une loi visant la gestion des forêts en prévenant les infestations de ravageurs ou les feux de forêt », il n’y aura « aucune atteinte » à celui-ci (par. 123). Cela veut dire que, dans un tel cas, il n’y aura pas d’obligation constitutionnelle incombant à l’État de consulter les titulaires du titre ancestral, que celui-ci soit établi ou revendiqué. Le commentaire médiatique est à des lieues de cette réalité.

Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique : ce qu’il ne faut pas trop tarder à savoir. Partie 1 : introduction

L’arrêt que, sous la plume de la juge en chef McLachlin, une Cour suprême du Canada unanime a rendu le 26 juin dernier dans l’affaire de la Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique représente, dans l’histoire du droit canadien, la première reconnaissance judiciaire, concrète, formelle et définitive de titre autochtone ancestral sur un territoire.

La procédure avait été entamée à l’origine en 1983, en réponse à la délivrance de droits d’exploitation forestière par le gouvernement de la Colombie-Britannique. Le jugement de première instance, décision de feu le juge Vickers de la Cour suprême de Colombie-Britannique, n’a été rendu que le 20 novembre 2007. Il compte 486 pages. L’instance a duré 339 jours.

On savait depuis longtemps que des titres équivalents existaient (et existent à mon sens toujours) en vertu de la Proclamation royale du 7 octobre 1763 (PR). On sait depuis l’arrêt Calder de 1973 que, abstraitement, c’est-à-dire comme institution juridique, le titre ancestral existe en common law d’une manière indépendante de cette PR. En 1982, les « droits ancestraux » (qui devaient comprendre le titre) ont été constitutionnalisés par la Partie II de la Loi constitutionnelle de 1982 (LC 1982, art. 35 et 35.1, celui-ci ajouté en 1983). Dans l’arrêt Delgamuukw de 1997, un jugement dont les motifs majoritaires ont été rédigés par le juge en chef Lamer, la Cour suprême du Canada, sans aller jusqu’à reconnaître formellement le titre ancestral des demandeurs, avait développé considérablement sur l’institution du titre ancestral constitutionnel, notamment sur ses conditions d’existence, son contenu matériel et les conditions de sa restriction justifiée, mais aussi sur sa nature sui generis. À ce dernier égard, le juge en chef, après avoir affirmé que l’art. 35 de la LC 1982 avait « constitutionnalisé les droits que les peuples autochtones possédaient en common law », avait précisé que le contenu des droits garantis par cette disposition ne se réduisait pas à la seule common law (par. 11). L’origine, la source matérielle du titre ancestral résidait plus exactement dans le rapport entre la common law et les régimes juridiques autochtones « préexistants » afin de créer un régime jurisprudentiel autonome (par. 114). Depuis le traité de Nanfan du 19 juillet 1701, l’État régi par le droit de tradition britannique reconnaît un titre territorial autochtone dans la mesure où il en négocie la « cession », l’« abandon » ou une forme de « gel ».

En droit, la principale signification de l’arrêt Tsilhqot’in est sans doute de représenter, comme je viens de le dire, la première déclaration judiciaire concrète, formelle et définitive de titre ancestral. Bien que, ainsi qu’on l’a fait, il soit plutôt facile, devant la chose faite, de dire qu’un tel jugement n’était qu’une question de temps, à ma connaissance il s’agissait plutôt précisément d’une possibilité en laquelle même les praticiens optimistes ne croyaient généralement plus. Il ne faut donc pas sous-estimer le courage de la Cour suprême du Canada, qui, pour n’avoir pas manqué de mettre régulièrement en garde les autorités publiques dans ses motifs, était probablement à bout de patience. L’arrêt veut aussi préciser une des conditions d’existence de tout titre ancestral, en l’occurrence celle que l’occupation antérieure du territoire par le groupe autochtone revendicateur ait été « suffisante ». Accessoirement cependant, cet arrêt va bien au-delà de ce qui précède, et ce, pas toujours pour le meilleur, cela dit du point de vue, proprement jurisprudentiel, de la cohérence des motifs. La partie la moins forte, la moins éclairante et, finalement, la plus problématique des motifs de la juge en chef est à mon avis celle qui porte sur la répartition fédérative des compétences. Mais nombre d’autres aspects ne se dérobent pas à toute critique.

Parce que les « commentaires d’arrêt » publiés dans les revues de droit arrivent trop tard, ce qui suivra se voudra ce qu’il faut savoir sans trop tarder de ce jugement indubitablement historique. Le billet d’aujourd’hui n’est qu’une entrée en matière. Trois autres suivront, sur les questions suivantes : le titre ancestral (Partie 2) ; la restriction des droits, l’honneur de la Couronne et ses obligations de fiduciaire et de consultation (Partie 3) ; la relation entre la répartition fédérative des compétences et les droits des peuples autochtones (Partie 4).

Décision du juge de première instance

Le juge de première instance avait finalement émis un simple « avis » consultatif sur le titre des demandeurs plutôt que d’en prononcer formellement une déclaration, et ce, au motif que la revendication avait pris la forme du « tout ou rien » (par. 129). Dans son avis, il avait appliqué, relativement à l’exigence d’une occupation du territoire qui soit antérieure à l’affirmation de souveraineté de l’État, un critère d’occupation suffisante régulière « territoriale » – par opposition à un critère circonscrit à des « sites » d’occupation intensive, et ce, pour se dire d’opinion que les demandeurs étaient vraisemblablement titulaires d’un titre sur des parties du territoire revendiqué ainsi que sur certaines terres se situant à l’extérieur de ce territoire. Il avait d’autre part reconnu formellement, par déclaration, des droits ancestraux, eux aussi revendiqués, de chasse et de trappe « for the purposes of securing animals for work and transportation, food, clothing, shelter, mats, blankets and crafts, as well as for spiritual, ceremonial, and cultural uses. This right is inclusive of a right to capture and use horses for transportation and work. Tsilhqot’in people have an Aboriginal right to trade in skins and pelts as a means of securing a moderate livelihood » (p. v-vi).

Décision de la Cour d’appel

La Cour d’appel a, unanimement, rejeté la thèse d’une demande de « tout ou rien ». Elle a même nié que puisse exister une telle chose, c’est-à-dire un principe de coïncidence parfaite entre la demande écrite et les représentations lors de l’audition (par. 104-126). Elle a toutefois conçu les conditions d’existence (et donc de preuve) du titre ancestral de manière différente, en vertu d’un critère d’occupation intensive de sites circonscrits, de sorte qu’elle n’a pas transformé en déclaration formelle les parties de l’« avis » consultatif du juge de première instance relatives à l’existence d’un titre sur certaines parties du territoire revendiqué – car elle n’aurait pas pu le faire des parties équivalentes de l’avis qui concernaient des terres situées à l’extérieur de ce territoire. Tout comme le juge de première instance, c’est « sans préjudice » au droit des demandeurs de saisir la justice d’une nouvelle demande qu’elle a formulé ce refus. La Cour d’appel a d’autre part confirmé les conclusions du juge de première instance sur les droits ancestraux de chasse, de trappe et d’échange. Au final, la Cour d’appel a donc confirmé l’ensemble des dispositions du jugement de première instance.

Décision de la Cour suprême du Canada

À l’unanimité, la plus haute juridiction a rendu un jugement déclarant l’existence du titre ancestral des Tsilhqot’in sur les parties du territoire visé en ce sens par l’« avis » du juge de première instance qui se situent à l’intérieur du territoire qui était revendiqué par les demandeurs. Ce résultat s’explique par le fait que, d’une part, elle a retenu la conception « territoriale » et « régulière » de l’exigence d’occupation antérieure suffisante qui était celle du juge de première instance (par. 24-44 et 50) et que, de l’autre, elle a, contrairement à ce dernier mais à l’instar de la Cour d’appel, récusé l’approche du « tout ou rien » en matière de droits constitutionnels des autochtones pour lui préférer une approche « fonctionnelle » (par. 19-23).

La Cour suprême du Canada a aussi déclaré que le gouvernement de la Colombie-Britannique a manqué à son obligation constitutionnelle de consultation des Tsilhqot’in dans l’aménagement du territoire et la délivrance de droits d’exploitation forestière à des tiers.

Voilà pour le décor. Analyse et critique à suivre.